mercredi 27 mars 2024

L'homme du Royal Corse (3)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

(pour lire les chapitres qui précèdent)

*** 

6

 

« Vers la prison du Châtelet, sur la droite », lui avait indiqué une lavandière, le doigt pointé vers l’immense forteresse qui dominait la Seine en contrebas. Arno se fraya un passage dans la cohue qui encombrait le Port au blé avant de remonter Place de Grève et d’emprunter le quai Pelletier. Un peu en amont se dressait un long corps de bâtiments en forme de fer à cheval, des maisons accolées donnant d’un côté sur le fleuve et de l’autre sur une ruelle presque invisible dans laquelle Arno trouva enfin l’adresse qu’il cherchait. Très étroite et enserrée au milieu des autres bâtisses, la maison de la Vaudry s’étirait au-dessus des toits voisins, ses étages supérieurs étant les seuls à capter la lumière du jour. Plus bas, à l’abri des façades, on n’y voyait presque rien et Arno dut tâtonner dans la pénombre avant de trouver le heurtoir.

 


Il entendit des pas, puis quelqu’un releva le clapet de l’œilleton pour examiner le visiteur.

- On est fermé ! annonça une voix de femme.

- J’ai une lettre de recommandation pour Madame Vaudry ! répliqua Arno après avoir brandi le courrier qu’il tenait à la main.

Encore quelques secondes et le loquet fut tiré, laissant apparaître une grosse matrone au visage couperosé qui tenait les pans de son peignoir serrés contre son énorme poitrine.

- Grand, maigre, les cheveux noirs et le nez busqué, plutôt joli garçon malgré ton air farouche… Et cet accent, tu es corse ?

Surpris par ce premier abord, Arno hocha la tête en tendant sa lettre.

- C’est Ange Pasqualini qui m’envoie vers vous. Il m’a affirmé que votre maison était sûre et que vous pouviez me loger… J’ai de quoi payer, évidemment…

La Vaudry s’esclaffa bruyamment, ses bajoues tressautant sous l’effet de son rire.

- Ange, ce vieux forban ! Il m’en a déjà tant envoyé, des va-nu-pieds de ton acabit. Allons, ne demeure pas planté là ! Viens, que je te présente au reste de la maisonnée.

Elle le prit par le bras et l’attira dans un couloir faiblement éclairé qu’elle longea en se dandinant avant d’ouvrir une nouvelle porte.

- Voici notre salle de compagnie : on l’appelle le sérail, dit-elle avec un gloussement amusé.

Arno entra à sa suite dans une grande pièce tendue de tapisseries en damas et meublée de fauteuils, d’ottomanes, de sofas, de guéridons ainsi que d’une unique table de jeu placée en son centre. Autour d’elle étaient assises trois jeunes femmes en déshabillé qui tournèrent la tête pour examiner le nouvel arrivant.

- Et voici mes pensionnaires : Zaïre, Lolotte et Victoire, notre petite dernière.

Sur un signe de la Vaudry, les filles se levèrent et firent la révérence, les bords de leur robe de mousseline délicatement pincés entre leurs doigts.

- Tu en croiseras quelques autres, expliqua la maîtresse de maison, surtout des demoiselles de journée qui offrent leurs services lorsque je fais appel à elles. Quant au cuisinier, il sert à heure fixe et crois-moi, il n’apprécie guère les retardataires.

Comme la pendule sonnait onze heures, la Vaudry se détourna d’Arno et frappa dans ses mains.

- Allons, Mesdemoiselles, on arrête de lambiner. Montez dans vos chambres pour vous poudrer le nez. Nos premiers clients sont l’inspecteur et le vieux chevalier, vous savez combien ils apprécient les rubans et autres fanfreluches.

Elle attendit que les filles soient sorties pour revenir vers Arno, lui désignant l’ottomane située sous l’une des croisées.

- Et maintenant, jeune homme, causons un peu…, dit-elle dès qu’ils furent assis. Peut-on savoir ce que tu es venu tramer à Paris ?

Arno, qui avait pris soin d’échafauder son boniment, lui parla longuement d’antimoine et de clients qu’il devait démarcher afin de conclure une affaire déjà bien engagée.  La Vaudry l’écouta pieusement, les mains posées sur les genoux, hochant de temps à autre la tête pour marquer son intérêt. Lorsqu’il eut fini, elle ouvrit sa tabatière et en tira une pincée de tabac qu’elle disposa sur le dos de sa main avant de la renifler d’un trait. Après avoir éternué à grand bruit, elle se tourna vers Arno et lui annonça posément :

- Mais c’est un joli conte de fées que tu me débites là… Et c’est sur ta bonne mine que tu espères me faire gober de pareilles sornettes ? Dans ce cas, apprends que la Vaudry ne se mouche plus du pied depuis fort longtemps et qu’elle reconnaît les enjôleurs au premier coup d’œil.

Et rapprochant son visage de celui d’Arno :

- Un détail avant que tu corriges le tir… Dans moins d’une heure, un inspecteur du Châtelet devrait se présenter à cette porte. Le pauvre diable est une froide queue que même mes filles n’arrivent plus à réchauffer. Mais passons sur ce détail… M’est avis que s’il venait à apprendre ta présence en ces lieux, cela pourrait peut-être ranimer ses ardeurs… C’est pourquoi je te le demande une dernière fois : qu’es-tu venu chercher par ici ?

Arno la défia un moment du regard avant de lâcher du bout des lèvres :

- Un homme. Je suis venu chercher un homme.

- Eh bien, Paris n’en manque pas ! Mais encore ?

Comme la réponse ne venait pas, elle se mit à tapoter ses genoux du bout des doigts pour lui signifier son impatience. Enfin, faisant mine de se relever, elle soupira :

- Bah ! Tu dois avoir tes raisons, peu m’importe. L’office se trouve à côté, si tu désires manger un bout. Mais j’entends que tu aies quitté ma maison avant l’arrivée de mes clients. Sans quoi…

- C’est l’assassin de ma femme ! se récria Arno en frappant du poing le guéridon qui se trouvait entre eux.

La Vaudry retomba dans son siège, décontenancée par l’aveu qu’il venait de faire.

- Ah, mon gaillard… Certains de ces gueux ne valent même pas l’eau qu’ils boivent et…

- Il n’a rien d’un gueux ! Ce meurtrier est un gentilhomme nommé Victor de Brissart. Il est fermier général en charge de la généralité du Berry.

En l’entendant prononcer ce nom, la Vaudry avait tressailli.

- Brissart, as-tu dit ?

- Vous le connaissez ? s’empressa de demander Arno.

- Je… Je… Par des rumeurs… Mais ce sont des colportages de pies-grièches, rien de plus.

- Et que dit-on de lui ? insista le jeune homme.

- Il y a un temps pour tout, répondit la Vaudry après s’être extirpée de l’ottomane. Pour l’heure, suis-moi, que je te mène à l’office. On décidera de ton sort après le dîner.

 

La chambre d’Arno était située sous le comble, au-dessus des appartements d’agrément occupés par les filles. Il passa une partie de l’après-midi à attendre, d’abord allongé sur son lit, puis n’y tenant plus, il se mit à faire les cent pas dans la pièce, l’esprit agité par la conversation qu’il venait d’avoir. Quelle confiance pouvait-il avoir en cette femme ? Une maquerelle dont la maison donnait sur le tribunal du Châtelet ! À cette heure, le bâtiment était peut-être déjà cerné par des exempts venus l’arrêter ! Soudain alarmé, Arno se précipita vers le coin de la fenêtre pour examiner les environs. Le front contre le carreau, il inspecta d’abord la ruelle qui s’étirait au pied de l’immeuble. Rien, pas un mouvement. Il leva les yeux jusqu’aux toits voisins, et encore au-delà, sur la partie des quais comprise entre le Pont Notre-Dame et le Pont au Change. Hormis les chalands agglutinés çà et là autour des boutiques, la hauteur des constructions l’empêchait de voir plus avant.

Arno était sur le point d’achever son tour d’horizon lorsque quelqu’un cogna à la porte. Tous ses sens en alerte, il plongea une main dans sa poche et s’empara de son couteau, prêt à en déplier la lame. Puis il traversa la pièce à pas légers et ouvrit d’un mouvement sec.

C’était la Vaudry.

- Doucement, ne va pas me larder ! s’exclama-t-elle en levant les mains.

Arno la fit entrer et repoussa aussitôt la porte dans son dos.

- Vous êtes seule ?

- N’aie crainte, je ne mange pas de ce pain-là, le rassura-t-elle. Allez, assieds-toi, il faut que je te cause.

Elle déposa un bougeoir sur la petite table et tira une seconde chaise pour venir se placer tout près d’Arno.

- J’ai pris mes informations, ton Brissart est un vilain diable qu’on devrait envoyer en Grève danser au bout d’une corde. Les filles prétendent qu’il court les rues toutes les nuits avec sa bande de coupe-jarrets, souvent autour du Palais-Royal, là où les raccrocheuses aguichent le client. On raconte qu’il en emmène certaines dans une maison galante où il les violente, parfois même par derrière. Récemment, l’une d’elles a été vue montant dans sa voiture à la nuit tombée. La malheureuse n’est jamais réapparue…

La Vaudry lança un juron et fit mine de cracher par terre.

- Qu’il soit maudit à tout jamais, ce pourceau ! Ah ! S’il se trouvait encore de ces fines lames, des hommes assez résolus pour lui percer la couenne, le monde s’en porterait bien mieux ! Mais l’époque est aux forts en gueule et…

- C’est moi qui m’en chargerai, l’arrêta Arno en la défiant à nouveau du regard.

- Toi ? Seul ? persifla la matrone.  Et comment t’y prendras-tu ? En allant frapper à sa porte, l’épée au poing ?

Il laissa passer quelques secondes, les yeux toujours rivés sur elle, et annonça posément :

- Débusquez-le pour moi, et c’est ce que je ferai…

 

7

 

La Vaudry avait fait passer le mot : d’abord auprès de quelques femmes galantes de sa connaissance, habituées aux soupers fins dans les belles maisons des faubourgs. Puis elle avait envoyé ses filles à la rencontre des raccrocheuses du Palais-Royal, vers celles qui arpentaient la rue à proximité des garnisons, et jusqu’aux barboteuses habituées à la fange des bords de Seine.

- Nous aviserons dès que le loup sera sorti du bois, répétait-elle pour contenir l’impatience de son hôte. D’ici là, promets-moi de te tenir tranquille et de ne pas attirer l’attention sur nous.

Arno accepta à contrecœur, et dans les jours qui suivirent, il se contenta d’aller surveiller les abords de l’Hôtel des Fermes dans l’espoir d’y croiser Blayac, le seul qu’il pût reconnaître parmi les coupables. Tous les matins, lorsque les commis prenaient leur travail, il venait se poster à l’angle de la rue du Bouloi et épiait pendant près de deux heures le ballet des voitures entrant et sortant de la cour d’honneur. Après un rapide dîner et un café dans les galeries du Palais-Royal, il revenait prendre son poste et demeurait là jusqu’à la nuit, à inspecter les mouvements aux environs.

Un soir, comme il regagnait sa chambre, il tomba nez à nez avec Victoire au détour de l’escalier.

- Oh ! s’exclama-t-elle en lâchant son bougeoir dans un mouvement de surprise.

Arno se précipita pour le rattraper, mais dans son élan, il en défit la chandelle qui roula sous une tenture toute proche.

- Laisse-moi faire, petite ! dit-il en l’écartant du passage avant d’écraser la mèche sous son pied et de retirer ce qui restait du bâton de suif.

- C’était ma dernière ! s’écria Victoire, la main plaquée sur la bouche. Maman Vaudry va encore me retenir mon argent !

- Allons, ça va s’arranger, la réconforta Arno. Montons jusqu’à mon appartement. J’en ai en réserve.

Et sans attendre sa réponse, il s’engagea dans l’escalier qui menait au dernier étage, donnant le bras à Victoire pour assurer leur progression dans la pénombre.

- Prends place, lui dit-il dès qu’il eut refermé la porte derrière eux. Et sers-toi un verre d’eau pour te remettre de tes émotions.

- Je ne sais si je puis…, hésita la jeune femme, les yeux baissés.

- Eh, quel mal y aurait-il à cela ? lui intima Arno tout en tirant une chaise pour l’inviter à s’asseoir.

Après avoir replié sous elle son déshabillé, Victoire finit par obtempérer accepter le verre que lui tendait Arno.

- Tu n’as rien à craindre de moi, tu sais…

- Ce n’est pas ça, monsieur… Maman Vaudry nous a bien expliqué votre chagrin, et nous faisons notre possible pour vous aider…

Sentant la petite au bord des larmes, Arno fit un pas vers elle et lui effleura la joue du revers de la main.

- Tu es une brave fille… Mais jolie comme tu l’es, avec ton charmant minois et ta belle silhouette, tu devrais sortir de cette maison et te trouver un homme à marier.

- Hélas, monsieur, voilà deux ans de cela, j’ai commencé comme bouquetière à deux rues d’ici. Et comme je ne parvenais plus à payer ma chambre, il a bien fallu… Enfin, vous comprenez…

Arno hocha la tête sans répondre. Puis, fouillant la poche de sa veste, il en tira quelques sous qu’il tendit à la jeune femme.

- Tiens, voilà de quoi te payer une ou deux chandelles en plus de celle que je te donne. Cela te fera toujours un peu d’avance…

Victoire avait relevé la tête. Elle écarta de ses yeux quelques mèches blondes échappées de son chignon et referma lentement la main sur l’argent qu’il lui tendait. 

- Vous êtes gentil… Ça, pour sûr, vous êtes gentil, bredouilla-t-elle, la voix chargée d’émotion.

Comme elle s’était levée, Arno lui rendit son bougeoir muni d’une nouvelle chandelle et il la raccompagna jusque dans le couloir.

- La voie est libre. Passe une bonne nuit, petite.

Après une rapide révérence, Victoire s’engagea dans l’escalier avant de se retourner et de dire tout bas :

- Désormais, je vous suis redevable, monsieur. Je sais bien que ma parole ne compte pas, mais je vous promets que nous trouverons ce diable d’homme.

 

En attendant, Arno avait repris la surveillance de l’Hôtel des Fermes, même si l’impression ne le quittait plus qu’il faisait fausse route et qu’il devait poursuivre ses recherches ailleurs. Oui, mais où ? La Vaudry avait beau prospecter auprès des lieux galants de la rive droite, Brissart était assurément trop rusé pour opérer en pleine lumière, au risque d’être reconnu de quelqu’un. 

- Il faudrait essayer les ports, suggéra Victoire. Ils sont tellement mal famés que même la Garde n’ose plus s’y aventurer pour sa ronde. En même temps… que viendrait chercher votre homme dans de tels endroits ?

- Des âmes aussi noires que la sienne, répondit Arno. C’est une bonne idée, j’y descendrai après souper.

- Ne faites pas cela ! s’écria la jeune femme, c’est bien trop dangereux. Surtout la nuit…

- Ne t’inquiète pas, j’aurai de quoi me défendre en cas de coup dur.

En découvrant le poignard logé dans la doublure de sa veste, Victoire se mit à protester de plus belle, et pour se débarrasser d’elle, il dut lui promettre de renoncer à son projet.

Resté seul, Arno retourna s’asseoir dans l’encoignure de la fenêtre, vaguement honteux du mensonge qu’il venait de faire.

- Oh, Stella, murmura-t-il entre les dents, ils ne comprennent donc pas que je suis prêt à tout pour te rendre justice ? Ils voudraient peut-être que je laisse ce crime impuni ? Que je m’en retourne auprès de notre Samperu, et qu’on reprenne notre existence comme si rien ne s’était passé ?... Mais toi, Stella, qu’en penserais-tu ?

Arno rejeta la tête en arrière et demeura un long moment ainsi, les yeux tournés vers le ciel, dans l’attente d’une réponse. Au loin, à l’est, les premières étoiles commençaient à scintiller, presque imperceptibles au travers des nuages, et le jeune homme tendit la main dans leur direction, comme pour les attraper. Puis il hocha lentement la tête, un sourire aux lèvres, et dit tout bas :

- Je le savais… Bientôt, je te le jure, tu pourras reposer en paix.


 

L’orage éclata peu après la tombée de la nuit, dispersant en quelques instants les mariniers qui s’affairaient encore sur la rive du Port au blé. Caché sous le renfoncement d’un porche, Arno les vit manœuvrer leurs charrettes sur le sol détrempé puis remonter tant bien que mal le raidillon qui menait vers la Place de Grève. L’eau commençait déjà à ruisseler dans les rigoles, charriant avec elle les ordures amassées au coin des rues, mêlées aux restes de viande que les chiens avaient chapardés dans les abattoirs. En contrebas, la berge se transformait peu à peu en une longue mare de boue qui, à force de grossir, finit par se déverser dans les eaux noires du fleuve. 

C’est ici que Paris libère ses entrailles de toutes ses fanges, songea Arno, qui n’avait pas bougé de son abri.

Les grondements du tonnerre s’éloignaient déjà vers le sud, au-dessus de Notre-Dame, et comme la pluie avait faibli, il s’avança d’un pas pour examiner la ruelle qui prenait sur sa droite. Des lanternes accrochées en façade, il ne restait que quelques débris qu’on avait caillassés, sans doute pour dissuader les exempts de venir fouiner dans le quartier. Arno scruta l’obscurité durant un long moment, en quête d’un mouvement ou même d’un bruit. Non loin de lui, une voix de femme venait d’interpeller quelqu’un :

- Allez, entre, mon tout beau ! Pour toi, je le ferai gratis !

Une autre voix grogna une réponse et l’on entendit grincer une porte. Peu après, le galetas situé sous les combles s’éclaira, laissant furtivement apparaître une silhouette à l’angle de la fenêtre.

Arno préféra détourner le regard. Il s’était d’abord embusqué plus bas, vers le quai des Ormes, avant de venir rôder autour des barques du Port au blé, là où nichaient les barboteuses, ces prostituées trop pauvres pour se payer une chambre. Mais c’était peine perdue. Hormis deux ou trois malandrins habitués à ces bas-fonds, il avait croisé davantage de chiens errants et de rats que d’êtres humains.

Je reviendrai demain, se promit le jeune homme en quittant sa cachette.

Plutôt que d’emprunter la ruelle, il choisit de regagner la berge et de longer les immeubles qui dominaient le port. Le sol était boueux, glissant, et il eut toutes les peines du monde à remonter jusqu’au quai Pelletier. Parvenu sur l’esplanade, il s’arrêta un instant sur un pas de porte pour frotter la semelle de ses bottes contre le décrottoir scellé au bas des marches. Alors qu’il s’apprêtait à reprendre son chemin, Arno entendit soudain quelqu’un ricaner dans son dos.

- Monsieur s’est peut-être égaré ?

Et une autre voix de répondre, à quelques pas devant lui, depuis l’ombre d’un porche :

- Mais s’il se montre généreux, on pourrait peut-être lui indiquer son chemin ?

D’un geste, Arno se retourna dos contre le mur avant de tirer le poignard logé dans le revers de sa veste. En face de lui venaient d’apparaître trois autres hommes qui se déployèrent en arc de cercle autour de sa position. Cela en faisait donc cinq en tout, et sûrs de leur fait à en juger le sourire qui barrait leurs visages de brutes.

- Oh ! fit l’un d’eux en sortant une lame de sa poche, Monsieur préfère jouer au fier-à-bras ! Il faudra donc qu’on vienne se servir nous-mêmes, c’est ça ?

Pour toute réponse, les autres se contentèrent d’avancer d’un pas, puis d’un second. Arno jeta un regard désespéré sur l’allée déserte.

- La Garde, à moi ! gueula-t-il de toutes ses forces.

- Bah, ne te fais pas d’illusions, s’amusa le chef. À cette heure, il ne vient jamais personne dans le coin ! Allons, pas d’histoires, jette-nous ta bourse !

- À moi ! insista Arno en tapant du pied contre la porte dans son dos.

Il allait répéter son geste lorsque le premier assaillant s’élança, son couteau pointé en avant. Arno attendit le dernier moment pour projeter sa jambe et cueillir l’homme dans le creux de l’estomac. Sous l’impact, son corps se tordit en deux avant de retomber en arrière, obligeant ses comparses à reculer de quelques pas. Arno comprit en une fraction de seconde qu’il n’aurait pas de seconde chance. Il bondit jusqu’au bas des marches, s’engouffrant dans l’espace libre, et se mit à courir droit devant lui. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que ses agresseurs s’étaient lancés à sa poursuite. Au loin sur la gauche, une voiture venait de tourner sur le quai en provenance du pont Notre-Dame.

- À l’aide ! hurla Arno tout en agitant les bras.

En voyant le cocher arrêter son attelage et soulever la lanterne en direction des cris, il appela une nouvelle fois :

- Ici ! À moi !

Le cocher parut hésiter. Il s’était penché vers l’arrière, peut-être pour entendre ce que lui disaient ses passagers, et Arno crut voir qu’il le montrait du doigt. Puis, la portière s’ouvrit et deux hommes sautèrent à terre en tirant leur épée.

- Par ici, l’ami ! gueula le cocher, qui s’était emparé d’un gourdin.

Les trois hommes s’étaient placés de front, dos au carrosse, et lorsqu’Arno parvint à leur hauteur, ils s’écartèrent avant de refermer le rang sur lui. Ses poursuivants avaient ralenti leur course, bientôt rejoints par le cinquième larron qui les suivait en boitant. Leur chef fit un geste de la main et ses hommes se déployèrent pour encercler la voiture. Il toisa durant quelques secondes les nouveaux venus, le sourire aux lèvres, avant de partir d’un rire mauvais.

- Ha ha ! Visez-moi ces godelureaux avec leur bel habit brodé et leurs bas blancs. Eh bien, Messieurs, on fait une gentille promenade au sortir du souper ? Et on vient s’encanailler dans mon quartier ? Mais vos mères, y avez-vous seulement songé ? Elles doivent s’impatienter de vous revoir, non ?

L’homme placé à côté d’Arno répondit doucement :

- Je gage que la tienne saura se montrer reconnaissante lorsque je lui annoncerai qu’on l’a débarrassée de son vilain rejeton…

L’autre ouvrit grand la bouche, les traits déformés par la colère.

- Cre… Crevez-moi ce chien ! aboya-t-il dans un hoquet.

Il se jeta le premier sur son adversaire, le poignard en avant, et sans doute aurait-il porté son coup si Arno ne s’était interposé, déviant la lame au dernier instant. Pris dans son élan, le coupe-jarret perdit l’équilibre et son front vint s’écraser avec force contre l’essieu de la voiture. Ses complices entrèrent à leur tour dans la mêlée. Muni de son  seul gourdin, le cocher fut le premier à succomber, touché au flanc par la dague de son opposant. Arno se jeta aussitôt sur ce dernier, l’empoignant au cou, avant de tomber à terre dans un corps-à-corps qui lui fit échapper son arme. L’homme tenta de rouler sur lui-même pour se dégager, mais Arno lui maintenait fermement le bras autour de la gorge, serrant de toutes ses forces, pendant de longues secondes, jusqu’à entendre son adversaire expirer. Alors qu’il repoussait le corps sur le côté, déjà prêt à se relever, quelque chose vint le frapper par derrière, lui arrachant un cri de douleur. Arno retomba lourdement sur le pavé, face contre terre.

Cette fois, il ne se releva pas.

 

(à suivre)

mardi 26 mars 2024

L'homme du Royal Corse (2)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

 

(Pour lire les chapitres qui précèdent)

4

 

Arno fut entendu à deux reprises, la seconde par le lieutenant de maréchaussée en personne. À l’écouter, aucun des témoignages des voisins n’était recevable, et rien ne permettait à cette heure d’incriminer les commis de la gabelle. On avait néanmoins alerté le Châtelet, à Paris, afin qu’ils auditionnent le fermier général présent à Bourges le jour de l’accident.

- Un accident ? releva Arno d’une voix blanche.

L’officier se racla la gorge, visiblement gêné.

- C’est que… Hum, comprenez-nous… Il y a eu viol, les examens l’ont prouvé, mais personne ne peut déterminer la provenance du coup de feu, n’est-ce pas ?

Arno ignora la question. Depuis le début de l’entretien, il triturait nerveusement son couteau de berger dans la poche de son pantalon, l’autre main posée à plat sur le bureau.

- Je comprends, dit-il après un temps, avant de demander d’un ton tout aussi mesuré : Et ce fermier général, comment s’appelle-t-il ?

L’autre lui lança un regard soupçonneux, hésitant sur la réponse à donner.

- Mais c’est que je ne suis pas autorisé…

- Cela permettrait de rompre le cou à la rumeur qui prétend que la maréchaussée est peut-être responsable de ce malheureux accident, insista Arno.

Le militaire écarquilla les yeux, pris de court par l’accusation.

- Comment ? bredouilla-t-il, mais nos hommes n’ont rien à voir là-dedans !

Arno haussa les épaules et se leva pour prendre congé. Au moment où il franchissait le seuil de la porte, la voix du lieutenant l’arrêta :

- Attendez !

- Oui ? s’enquit le jeune homme en se tournant à demi.

L’officier hocha lentement la tête, de droite et de gauche, puis il saisit un papier sur la table et lut :

- Brissart… Le fermier général s’appelle Victor de Brissart.

 

Ange avait fermé l’auberge au public, et ils étaient tous deux attablés dans la salle autour d’un setier de vin. Le vieil homme buvait en silence, attendant patiemment qu’Arno décide de s’expliquer. Depuis trois jours que Stella était morte, son ami n’avait quasiment pas ouvert la bouche, sinon pour prononcer quelques mots à l’oreille du petit Samperu. Ce qu’ils s’étaient dit, personne n’en savait rien, mais Ange les avait ensuite vus s’isoler à l’arrière du potager pour y amasser un tas de pierres et de branches soigneusement taillées. Un mucchio[1] ! s’était exclamé le vieux Corse en apercevant Arno enfouir sous un caillou la chemise que Stella portait le soir de sa mort. La promesse d’une vengeance ! Il avait assisté à ce cérémonial autrefois, dans les montagnes du Cap, et se souvenait encore de ce meurtrier pris en chasse par son oncle Albertini. « Qui ne se venge pas est méprisé ! » Ce furent les seuls mots qu’il prononça quelques jours plus tard, lorsqu’il ramena le corps sans vie de son ennemi sur la croupe de son mulet. La vue de cette dépouille ensanglantée avait longtemps hanté les nuits du jeune garçon qu’il était alors.

- Qu’as-tu l’intention de faire ? demanda-t-il soudain en resservant un verre à Arno.

- Tu t’en doutes, mon ami. Tu as vu le mucchio…

- Oui, mais j’aimerais l’entendre de ta bouche…

Arno leva les yeux. Dans son visage amaigri et pâle, leur éclat noir brillait encore davantage qu’à l’accoutumée.

- Je dois partir, Ange. Et pendant mon absence, j’aurais besoin que tu t’occupes de mon petit Samperu.

- Ne fais pas ça… C’est de son père qu’il a besoin, maintenant que Stella n’est plus là.

- Son père…, murmura Arno d’une voix presque inaudible. Et quel père serais-je si je demeurais ici les bras croisés ? Quelle excuse invoquerais-je s’il me demandait un jour pourquoi je n’ai pas châtié l’assassin de sa mère ?

- L’enquête…, commença Ange.

- L’enquête ne mènera à rien, mon ami, l’interrompit le jeune homme. Tu sais comme moi le seul moyen pour que justice se fasse…

L’aubergiste voulut protester, mais Arno fut une nouvelle fois le plus prompt.

- Stella a été mon unique amour. Sais-tu seulement comment je l’ai prise à Spada ? En lui montrant que je valais mieux que ce renégat. Et si j’ai renoncé à mon ancienne vie, si j’ai quitté ma terre pour m’établir ici, c’est encore pour prouver à ma femme de quoi j’étais capable. Tant qu’elle a été de ce monde, j’ai fait mon possible pour qu’elle soit fière de moi. Même morte, elle le restera. Et notre fils avec elle… Voilà quelle sera ma justice.

Ange poussa un long soupir résigné. Ils burent leur verre en silence, conscients l’un comme l’autre que le chemin sur lequel ils allaient s’engager était sans retour.

- Qu’attends-tu de moi ? reprit le vieil homme.

- Que tu demandes à ton ami postillon de m’emmener à Auxerre. De là, je prendrai le coche d’eau jusqu’à Paris. Je sais que tu y as gardé des contacts. Si tu acceptes de m’apporter ton aide, indique-moi l’adresse de gens sûrs qui m’accueilleront sans poser de questions. Je me chargerai du reste…

- Des armes ? De l’argent ?

- Mon poignard me suffira. Et avec ce que m’a rapporté le chargement d’antimoine à Marseille, j’ai de quoi manger jusqu’à la fin de mes jours.

Ange réfléchit quelques instants, les lèvres pincées.

- Et le coupable ? Comment le trouveras-tu ?

Arno repoussa sa chaise et fit quelques pas en direction de la fenêtre qui donnait sur le potager. Il demeura un long moment sans rien dire, le regard perdu dans le lointain.

- Le nom de Victor de Brissart te dit-il quelque chose ?

- Pas que je sache ? Qui est-ce ?

- Le fermier général qui perçoit la gabelle dans la région. Je crois qu’il était sur les lieux lorsque Stella a été tuée…

L’aubergiste secoua la tête en fronçant les sourcils.

- Mais le lieutenant prétend qu’il se trouvait…

- Le lieutenant ne connaît pas Brissart, le coupa Arno. Moi, je suis certain d’avoir déjà croisé sa route… 

 

Stella fut enterrée en présence d’une poignée de personnes, quelques voisins du Moulin Bâtard ainsi que des habitués de l’auberge. Quand ils ne furent plus que tous deux, Arno et Samperu s’agenouillèrent au bord de la tombe, et l’enfant écouta son père prier pour le salut de la défunte. Le petit garçon pleura sans comprendre. Il aurait voulu se trouver loin de là, quitter cet endroit triste pour rentrer à l’auberge où l’attendaient ses poupées et peut-être sa maman.

- Je veux partir, Babbu…, réclama-t-il timidement.

Arno le serra tendrement dans ses bras avant de se relever et de prendre la main que lui tendait l’enfant. Ils marchèrent pendant quelques instants dans l’allée et sortirent du Cimetière des pauvres sans se retourner. Alors qu’ils passaient la porte Saint-Sulpice pour s’engager dans le faubourg, Samperu demanda dans un murmure :

- Babbu, je veux mamma…

Arno sentit sa gorge se nouer.

- Moi aussi, mon garçon. Moi aussi… Mais mamma est partie. Des méchants l’ont forcée à partir loin d’ici. Loin de nous… Babbu les retrouvera, je te le promets. Et il les punira pour tout le mal qu’ils ont fait à ta maman. Tu comprends cela, Samperu ?

L’enfant prit le temps de réfléchir.

- Les punir comme moi, quand je fais des bêtises ?

Arno lâcha sa main et lui passa le bras autour de l’épaule.

- Beaucoup plus fort, Samperu. Je les punirai beaucoup plus fort…

 

5

 

Il aurait voulu se souvenir de ce Brissart, imprimer chacun de ses traits dans sa mémoire pour attiser un peu plus son désir de vengeance. Au cours des nuits qui suivirent, Arno tenta de convoquer son passé, depuis son engagement dans le Royal Corse jusqu’à son retour sur l’île, cinq ans plus tard. Leur régiment avait stationné quelque temps au nord de Paris avant de faire marche vers les Pays-Bas. Était-ce là qu’il avait rencontré cet homme ? Ou peut-être après Fontenoy ? Les noms de ses camarades lui revenaient un à un, des capitaines les plus illustres comme Buttafuoco jusqu’aux lieutenants qui partageaient sa tente les veilles de bataille. Il revoyait les visages des hommes de sa compagnie, des grenadiers qu’il commandait, mais aussi de quelques fusiliers, dont beaucoup n’étaient plus jamais rentrés chez eux. Il chercha ensuite dans les postes de commandement, ceux réservés aux Français, et fut là encore contraint de renoncer.

Malgré ses relations auprès des employés de la Ferme, Ange échoua lui aussi dans sa quête d’informations. L’un des commis arrivé depuis peu de Paris lui apprit cependant que Brissart souffrait d’une mauvaise réputation et qu’on murmurait contre lui jusque dans les couloirs du ministère.

- L’homme que tu as vu sur les marches du grenier à sel est son homme de main, un certain Blayac. Un triste sire, celui-là. Il a recruté une bande de coupe-jarrets qui ne lâchent jamais leur maître d’une semelle.

Arno préparait sa besace tout en écoutant les explications du vieil aubergiste. Il y rangea enfin la lettre de recommandation qu’Ange avait rédigée en vue de son installation à Paris.

- L’endroit est sûr, tu t’en rendras compte. Au moment de ton arrivée, il te suffira de demander l’adresse de la Vaudry. C’est une vieille amie à qui j’ai rendu quelques services autrefois, elle te recueillera sans poser de questions.

- Et le postillon ?  

- Il partira demain matin à la première heure. Vous ferez le voyage seuls.

Arno posa sur son compagnon un regard chargé de gratitude.

- Tu sais tout ce que je…

- Allons, ne perds pas de temps à cela. Achève de boucler tes affaires et va embrasser ton fils une dernière fois. Le petit t’attend dans sa chambre. Et surtout, promets-lui de revenir bientôt…

Arno allait sortir lorsque son ami ajouta un peu plus bas :

- Et promets-le-moi également…

 

Affublé d’une veste à parements rouges trop grande pour lui, le dénommé Justin avait un air mal embouché qui plut d’emblée à Arno. Au moment de prendre place dans la caisse, il entendit le postillon grommeler quelques mots inintelligibles, puis l’homme enfourcha l’un des deux chevaux et fessa sa croupe afin de lui intimer le signal du départ. La chaise s’ébranla dans une secousse et s’engagea bruyamment sur le chemin qui menait à Sancerre. Arno évita de se retourner, sauf lorsqu’ils eurent dépassé les Aix-d’Angillon et qu’il se releva pour lancer un dernier regard derrière lui. À cette heure, Samperu s’était sans doute levé, et malgré leurs adieux émus de la veille, il devait réclamer la présence de son père.

- Tu seras fier de ton nom, murmura Arno entre ses dents, en se remémorant les pleurs du garçon au moment de leur séparation.

Il s’efforça de chasser cette pensée de son esprit et se laissa distraire durant quelques instants par le paysage qui les environnait. Sur la gauche, à flanc de colline, des paysans travaillaient à palisser leur vigne et, comme la voiture ralentissait dans un raidillon, Arno les entendit s’exclamer en riant. Cette joie mêlée d’insouciance raviva en lui une douleur trop longuement contenue. Oh ! Qu’il avait hâte de se trouver en face de ce meurtrier, d’enfoncer son poignard dans sa chair et de le voir gisant à ses pieds, pendant que lui, Arno, dirait à son oreille la haine qui l’animait. Il tentait d’imaginer cette scène, encore indécise, lorsqu’un nom s’imposa brutalement à lui, aussi nettement que s’il l’avait entendu prononcer. Berg-op-Zoom ! Il avait connu Brissart à Berg-op-Zoom, au cours de l’été 1747, dans l’enfer de cette ville que les Français avaient prise aux Hollandais. Arno ferma les yeux, assuré de la justesse de son intuition, cherchant à ordonner les images qui se pressaient maintenant dans sa mémoire. Le Royal Corse était arrivé en Flandre début juillet, et le comte de Lowendal avait aussitôt positionné leur régiment entre ceux de Normandie et du Limousin, à une centaine de toises à peine des défenses ennemies. Garnie d’une dizaine de forts et de plus de deux cents bouches à feu, la place était réputée imprenable, d’autant que les Anglais l’approvisionnaient par la mer en vivres et en munitions. Arno revoyait certains visages d’officiers parmi ceux venus superviser le creusement des tranchées. Ils avaient croupi plus de deux mois dans ces marais humides, à attendre sous le crachin que l’assaut soit donné. Celui-ci n’était intervenu qu’en septembre, sous le commandement de Lowendal qui avait pris la tête des troupes de fusiliers pour s’emparer de la demi-lune et des bastions qui défendaient l’entrée de la forteresse. La compagnie d’élite du Royal Corse avait pénétré parmi les premiers dans la ville déjà ravagée par les incendies, donnant le signal de l’hallali. Arno n’était entré que bien plus tard, avec la compagnie de réserve, et en même temps que l’état-major. Des centaines de corps gisaient dans les rues, vieillards, femmes et enfants confondus dans un bain de sang, pour la plupart des civils désarmés qu’on avait mitraillés à bout portant. De l’intérieur des maisons leur parvenaient des râles de jeunes filles que leurs chefs avaient livrées en pâture aux soldats. À l’avant de la colonne, le colonel et ses officiers avançaient pourtant comme si de rien n’était, leurs chevaux enjambant de temps à autre des corps qu’on n’avait pas eu le temps de dégager. Dans la troupe s’étaient élevés quelques murmures de protestation, aussitôt réprimés par les lieutenants qui encadraient le convoi. Arno avait fait taire ses hommes, lui aussi, sans rien laisser paraître du sentiment de révolte qui le gagnait à la vue d’une telle abomination. En arrivant sur la place de l’Hôtel de ville, ils retrouvèrent leurs camarades de régiment disposés en rangs serrés pour saluer le vainqueur de Berg-op-Zoom. Certains regards étaient hagards, encore marqués par l’horreur de cette boucherie. D’autres pleuraient à chaudes larmes. Scevola était là, lui aussi, ses poches débordant des bijoux dont il s’était emparé au cours du pillage. Personne ne parlait, même parmi les plus endurcis des soldats, et lorsque le général s’adressa à ses troupes pour les féliciter, personne ne prêta l’oreille à ses mots de réconfort.


C’était là, parmi les membres du commandement, que se trouvait Brissart. Arno en était persuadé, il avait même entendu quelqu’un prononcer son nom. Scevola ! C’était Scevola qui en avait parlé à ses camarades ! Et Arno avait regardé l’homme qu’il leur désignait ! À force de concentration, il parvenait maintenant à se remémorer ces silhouettes oubliées, celles qui encadraient le colonel de Vence et…

- J’allons bientôt arriver au bac ! gueula soudain une voix qui fit sursauter le jeune homme. En ouvrant les yeux, il vit que Justin l’observait en riant, sans doute amusé du bon tour qu’il venait de lui jouer. Arno, encore hébété, acquiesça d’un mouvement de menton pour montrer qu’il avait compris. Lorsqu’ils entrèrent à Cosne, une heure plus tard, ses souvenirs s’étaient estompés en même temps que le jour.

 


Il embarqua sur le coche d’eau le lendemain matin, et pendant les quatre jours que dura la descente de la rivière, Arno ne quitta quasiment pas sa cabine. À peine se mêlait-il aux autres voyageurs pour quelques parties de cartes et, en une ou deux occasions, lorsqu’ils croisèrent d’autres embarcations remontant l’Yonne. La vivandière était une brave femme, mais à ce point bavarde qu’il désertait le grand commun sitôt le repas avalé et regagnait sa couche. Les villes s’égrenaient lentement, au rythme des cris du batelier qui annonçait leur progression : Sens, Montereau, Melun… Arno ne descendait même plus à terre lors des escales, sinon pour se rafraîchir et faire quelques pas sur la berge.

Enfin, les premières flèches de Paris se découpèrent à l’horizon, d’abord indécises dans la brume matinale, et soudain éclatantes lorsque le soleil jeta ses premiers feux sur leurs pointes. Le bateau venait de passer Alfort pour s’engager sur les eaux de la Marne. Par le hublot, Arno vit peu à peu apparaître d’autres galiotes transportant des passagers, ainsi que d’innombrables bateaux-lavoirs amarrés le long des rives. Le coche manœuvra dans le bras passant au sud de l’île Louviers et vint accoster le quai du port Saint-Paul, à ras des pataches massées contre le débarcadère.

Debout à l’avant du tillac, sa besace à la main, Arno n’attendit pas la fin de la manœuvre pour sauter à terre et disparaître dans la foule.

(à suivre ici)

 



[1] Amas de pierres et de rameaux d’arbres déposé sur un lieu où un être a péri de mort violente.