vendredi 9 mai 2014

La mort de Voltaire, par Jean-Louis Wagnière. (1)

Jean-Louis Wagnière fut le secrétaire de Voltaire de 1756 jusqu'à sa mort, en 1778. Il relate ici les derniers jours, les dernières heures du patriarche de Ferney.
 
Jean-Louis Wagnière

En 1777, M. le marquis de Villette, dont on connaît les goûts et la conduite, se promenant un jour au Vauxhall avec une dame, fut rencontré par une demoiselle du monde, fort connue de lui. Elle lui dit en passant, et en le touchant avec son éventail: Adieu, Villette. Celui-ci, feignant de ne pas la connaître, passa sans lui répondre. Elle récidiva; alors M. de Villette la frappa avec une baguette qu’il avait à la main.
Outrée de ce procédé, elle alla se plaindre à un officier suisse qui alors était son amant. Celui-ci pour venger l’affront fait en public à sa maîtresse, fit avertir M. de Villette de se rencontrer dans tel endroit et à tel le heure, qu’il s’y rendrait pour avoir l’honneur de lui donner (quoique Suisse) une leçon de politesse envers les dames.
M. de Villette, qui n’aime point ces sortes de choses, alla pourtant au rendez-vous, mais trois heures avant celle que lui avait indiquée son adversaire, lequel par conséquent ne s’y trouva pas alors. M. de Villette revient sur-le-champ chez lui, fait son paquet, et part dans l’instant pour s’éloigner de Paris, sans être décidé où il irait, et s’il se rendrait à Marseille ou à Genève. Il préféra malheureusement ce dernier endroit.
Il vint en septembre voir M. de Voltaire à Ferney, chez qui il avait passé quelques jours, il y a quatorze ans, lorsque son père, avec lequel il était brouillé, mourut. M. de Voltaire fut obligé de lui prêter cinquante louis pour faire sa route jusqu’à Paris.
M. de Villette a de l’esprit, il est très aimable dans la société, et a le don de raconter fort plaisamment. M. de Voltaire l’engagea à venir loger chez lui; et quelque temps après, M. le marquis de Villevieille, ami de M. de Villette, arriva aussi à Ferney.
Madame Denis, nièce de M. de Voltaire, avait, depuis deux ans, pris auprès d’elle, pour lui tenir compagnie, et par commisération, une jeune demoiselle, fille de M. de Varicourt, garde-du-corps, père de onze enfants.
Dès que M. de Villette fut arrivé, il dit qu’il voulait épouser mademoiselle de Varicourt; ce qu’il fit enfin, après avoir cependant tergiversé près de trois mois. Il n’est point vrai, comme on l’a dit, et comme on l’a imprimé, que M. de Voltaire eût eu jamais l’idée d’offrir une forte dot à la femme de M. de Villette; cela eût même été ridicule, puisque M. de Villette s’annonça comme jouissant de cent vingt mille livres de rente; par conséquent il n’a point eu la gloire prétendue de refuser une dot. M. de Voltaire et madame Denis donnèrent seulement quelques diamants à la jeune mariée. M. de Villette, apparemment pour se donner quelque relief, cherchait à faire croire que sa femme et lui étaient parents de M. de Voltaire.
Pendant ce temps, M. de Voltaire composa sa tragédie d’Irène; il en fit la lecture à MM. de Villette et de Villevieille; après quoi il l’envoya aux comédiens de Paris, par M. le comte d’Argental. On avait commencé d’assurer à M. de Voltaire que la Reine, Monsieur, Monseigneur le comte d’Artois, toute la cour, avaient la plus grande envie de le voir; et dès lors il arrivait à Ferney de prétendues lettres de Versailles et de Paris, remplies des choses les plus flatteuses et les plus agréables pour M. de Voltaire, de la part de ces personnes illustres, et de celle du Roi même, pour l’engager d’aller à Paris.
Enfin, MM. de Villette et de Villevieille, madame Denis et madame de Villette, firent tout ce qu’ils purent pour persuader à ce vieillard que sa tragédie tomberait, s’il n’allait pas lui-même à Paris pour la faire jouer et conduire les acteurs; que c’était l’occasion du monde la plus favorable, puisque la cour, suivant les lettres qu’on lui montrait, était si bien disposée à son égard; que, ce voyage convenait à sa gloire, et pour dissuader les trois quarts de l’Europe, qui pensaient qu’il ne lui était pas permis de retourner dans le lieu de sa naissance ; qu’il consulterait à Paris M. Tronchin sur sa santé; qu’étant presque obligé d’aller à Dijon pour un procès, il n’aurait plus qu’autant de chemin à faire, etc., etc. 
Théodore Tronchin, médecin de Voltaire
 Toutes ces raisons, toutes ces sollicitations et ces manoeuvres déterminèrent enfin ce vieillard à entreprendre ce voyage funeste. On convint que sa nièce, M. et madame de Villette partiraient les premiers; que tous logeraient chez M. de Villette, et que M. de Voltaire ne resterait que six semaines à Paris.
Ils partirent le 3 février 1778, et M. de Voltaire, avec moi, le 5 à midi, sans autre domestique que son cuisinier.
La douleur et la consternation étaient dans Ferney lorsque M. de Voltaire en sortit. Tous les colons fondaient en larmes et semblaient prévoir leur malheur. Lui-même pleurait d’attendrissement. Il leur promettait que dans un mois et demi, sans faute, il serait de retour, et au milieu de ses enfants. Il est si vrai que c’était là son intention, qu’il ne mit aucun ordre à ses affaires, et n’enferma ni les papiers de sa fortune, ni ceux de littérature.
Nous allâmes coucher à Nantua. Étant arrivés à Bourg en Bresse, pendant qu’on changeait les chevaux, il fut reconnu, et dans l’instant toute la ville se rassembla autour du carrosse, et M. de Voltaire ne put même satisfaire à quelques besoins qu’en se faisant enfermer à la clef dans une chambre du rez-de-chaussée de la maison.
Le maître de la poste voyant que le postillon avait attelé un mauvais cheval, lui en fit mettre un meilleur, et lui dit avec un gros juron: Va bon train, crève mes chevaux, je m’en f..., tu mènes M. de Voltaire. Ce propos fit plaisir aux spectateurs. On partit au milieu de leurs ris et de leurs acclamations. M. de Voltaire ne pouvait s’empêcher d’en rire lui-même, quoiqu’il se vît dépouillé en cette occasion de l’incognito qu’il s’était proposé de garder dans toute la route.
Nous passâmes la seconde nuit à Senecey, et la troisième à Dijon, où, dès son arrivée, M. de Voltaire alla voir quelques conseillers et le rapporteur du procès qu’il soutenait pour madame Denis. Plusieurs personnes de la première distinction vinrent pour le visiter; d’autres payaient les servantes de l’auberge pour qu’elles laissassent la porte de sa chambre ouverte. Quelques-uns même voulurent ’habiller en garçons de cabaret, afin de le servir à son souper, et de le voir par ce stratagème.
Le lendemain nous allâmes coucher à Joigny, et de là nous comptions arriver le même jour à Paris; mais l’essieu du carrosse se rompit à une lieue et demie de Moret. On y envoya un postillon qui y trouva M. de Villette, qui venait seulement d’arriver, et qui vint nous prendre dans sa voiture, après quoi il repartit avec sa compagnie.
Enfin le 10 février, vers les trois heures et demie du soir, nous arrivâmes à Paris.
A la barrière, les commis demandèrent si nous n’avions rien contre les ordres du Roi. Ma foi, Messieurs, leur répondit M. de Voltaire, je crois qu’il n’y a ici de contrebande que moi. Je descendis du carrosse pour que l’employé eût plus de facilité à faire sa visite. L’un des gardes dit à son camarade: C’est, pardieu! M. de Voltaire. Il tire par son habit le commis qui fouillait, et, lui répète la même chose en me fixant; je ne pus m’empêcher de rire; alors tous regardant avec le plus grand étonnement mêlé de respect, prièrent M. de Voltaire de continuer son chemin.
Il avait joui pendant la route de la meilleure santé. Je ne l’ai jamais vu d’une humeur plus agréable; il avait été d’une gaîté charmante. Son grand plaisir était de faire tous ses efforts pour m’enivrer, disant que puisque je n’avais jamais été pris de vin, il serait peut-être fort plaisant de l’être une fois. Il reposait dans sa voiture qui était une espèce de dormeuse. Quelquefois il lisait; d’autres fois c’était mon tour à lire; tantôt il s’amusait à raisonner avec moi, tantôt à me faire des contes à mourir de rire. 
le marquis Charles de Villette

Immédiatement après être descendu à l’hôtel de M. de Villette, il alla à pied chez M. le comte d’Argental, son ancien ami, qu’il ne trouva pas, et s’en revint. M. d’Argental arriva un moment après, et vit M. de Voltaire qui entrait dans l’appartement qu’on lui avait préparé. Il court à lui, et après les premiers embrassements, il lui dit qu’on venait d’enterrer Le Kain. M. de Voltaire fit un cri terrible à cette nouvelle.
Le bruit fut bientôt répandu dans Paris que ce grand homme y était arrivé. Dès lors le salon de M. de Villette et la chambre à coucher de M. de Voltaire ne cessèrent d’être remplis d’un monde prodigieux. Sa politesse extrême lui fit recevoir toutes sortes de personnes. Il disait à chacun les choses les plus agréables et les plus spirituelles. Tous le quittaient enchantés. Tous les faiseurs de vers et de prose lui en adressèrent, et chantèrent son retour dans sa patrie.
Dès cet instant on forma le projet de le faire rester à Paris.
Le surlendemain de notre arrivée, M. le marquis de Jaucourt vint mystérieusement avertir madame Denis que le retour subit de son oncle à Paris avait occasionné beaucoup d’étonnement à Versailles. On ne put le cacher à M. de Voltaire, et cela lui causa une grande surprise. On s’intrigua, on fit parler à madame Jules de Polignac, intime amie de la Reine; on engagea M. de Voltaire à lui écrire; elle lui fit une réponse fort honnête; elle vint même le voir, et il fut un peu tranquille. Cependant cette petite aventure laissa une forte impression dans bon esprit, et lui fit faire des réflexions.
Les prêtres commencèrent bientôt aussi à murmurer. Le curé de Saint-Sulpice chercha plusieurs fois à voir et à parler à M. de Voltaire, mais il ne put alors y parvenir.
Le genre de vie que menait ce vieillard depuis son arrivée était exactement contraire à celui qu’il avait embrassé à Ferney depuis vingt ans. Là, il était tranquille, et non assujetti à remplir aucun de ces devoirs, gênants de la société, ne voyant presque personne, laissant faire à madame Denis les honneurs de la maison, jouissant en tout sens de la plus entière liberté, passant une grande partie du temps dans son lit, à travailler, se promenant en d’autres moments dans ses jardins, dans ses forêts, ou dans ses autres possessions, dirigeant lui-même les travaux de la campagne, goûtant le plaisir de créer et de voir prospérer sa colonie. Son nouveau genre de vie lui fit bientôt sentir qu’il altérait sa santé; les jambes lui enflèrent de la fatigue de se tenir debout pour recevoir ceux qui venaient le visiter.
Dans ce temps, un ex-jésuite, nommé l’abbé Gautier, lui écrivit pour lui offrir ses services spirituels, si l’occasion s’en présentait. M. de Voltaire le remercia par écrit. L’abbé vint le voir et laissa son adresse. Quand il fut sorti, je demandai à mon cher maître s’il était content de M. Gautier. Il me répondit que c’était un bon imbécile.
Quelques jours après la visite de cet abbé, il vint un autre homme qui me parut être aussi un prêtre, mais en habit court. Il me dit qu’il désirait ardemment de voir M. de Voltaire, qu’il venait de quatre cents lieues pour cet effet. Cela excita ma curiosité. Je lui répondis que M. de Voltaire était malade, et qu’il ne pouvait accorder que des audiences très courtes. Je demandai à M. de Voltaire la permission de lui présenter cet homme qui disait venir de si loin pour le voir. Eh bien, dit-il, qu’il entre un moment, il pourra peut-être m’apprendre quelque chose de nouveau. Je retournai auprès de mon prétendu voyageur, et lui demandai son nom et sa patrie. Il me répondit qu’il s’appelait l’abbé Marthe, qu’il était d’Italie, ce qui me causa de la surprise.
Cependant je l’introduisis dans la chambre de M. de Voltaire, qui lui dit d’abord: Vous avez là, Monsieur, un habit qui ne paraît pas être celui d’un homme qui vient de quatre cents lieues. L’abbé lui répondit que ce n’était pas celui qu’il portait ordinairement. Ensuite il supplia M. de Voltaire de permettre qu’il l’entretînt en particulier. Mon cher maître alors m’adressant la parole, ainsi qu’à un serrurier qui raccommodait une sonnette, nous dit de les laisser seuls. Je sortis et me tins à la porte disant au serrurier d’y rester aussi Il me prit une grande palpitation, et mon premier mouvement fut de porter machinalement la main à mon couteau.
Un instant après, M. de Voltaire s’écria avec véhémence: Ah! Monsieur, que faites-vous? L’abbé s’était mis à genoux, en disant: « Monsieur, il faut que tout à l’heure vous vous confessiez à moi, et cela absolument; il n’y a point à reculer, dépêchez-vous, je suis ici exprès. » Sur ce, M. de Voltaire lui dit: N’êtes-vous pas Provençal? — Non, je suis du Languedoc. — Ce que vous faites prouve que vous êtes au moins de la lisière. Allez-vous-en dans votre paroisse, y remplir vos devoirs envers Dieu, et laissez-moi remplir, les miens dans ma chambre.
J’étais rentré sitôt que j’eus entendu l’exclamation de M. de Voltaire. Je vis cet homme à genoux près du lit, ne voulant pas se relever, et jetant sur moi des regards étincelants et furieux. Je le pris par le bras, et le poussai avec violence hors de la chambre. Depuis, il tenta plusieurs fois de revenir dans l’hôtel, mais on l’avait consigné à la porte.
L’envie du curé de Saint-Sulpice de parler à M. de Voltaire, la lettre et la visite de l’abbé Gautier, l’aventure étrange de l’abbé Marthe, firent une singulière impression sur mon cher maître. Il soupçonna que tous agissaient de la part de l’archevêque; que les prêtres, les moines se remuaient et cabalaient contre lui.
Le célèbre Franklin vint, avec son petit-fils, voir M. de Voltaire, et lui demanda sa bénédiction pour ce jeune homme, qui se mit à genoux. Il la lui donna en prononçant ces mots: Dieu, Liberté et Tolérance; il le releva en même temps, et l’embrassa tendrement. Cette scène touchante fit une profonde impression sur tous ceux qui étaient présents.
Voltaire bénissant le petit-fils de Franklin
L’Académie française lui fit une députation extraordinaire.
Les comédiens vinrent aussi en corps. Il leur dit: Je ne peux désormais vivre que par vous et pour vous. Il leur distribua les rôles de sa tragédie d’Irène. Il eut bien de la peine à les mettre d’accord, et il fallut beaucoup de négociations pour arranger cette affaire. Enfin il leur fit faire devant lui une répétition, dans laquelle madame Vestris fut très peu complaisante pour M. de Voltaire; et Brizard lui répondit, lorsqu’il lui enseignait comment il devait déclamer son rôle: Il suffit, Monsieur, que vous me le disiez pour que je ne le fasse pas.
Voltaire assiste à la 1ère d'Irène
 
Le 25 février, à midi et un quart, il me dictait de son lit. Il toussa trois fois assez fort; je me retournai; dans l’instant il me dit: Oh, oh! je crache du sang. Et sur le moment, le sang lui jaillit par la bouche et par le nez, avec la même violence que quand on ouvre le robinet d’une fontaine dont l’eau est forcée. Je sonnai: madame Denis entra; j’écrivis un mot à M. Tronchin. Enfin, toute la maison fut en alarme, et la chambre du malade remplie de monde. Il m’ordonna d’écrire à l’abbé Gautier de venir lui parler, ne voulant pas, disait-il, que l’on jetât son corps à la voirie. Je fis semblant d’envoyer ma lettre, afin que l’on ne dît pas que M. de Voltaire avait montré de la faiblesse. Je l’assurai qu’on n’avait pu trouver l’abbé. Alors il dit aux personnes qui étaient dans la chambre: Au moins, Messieurs, vous serez témoins que j’ai demandé à remplir ce qu’on appelle ici ses devoirs.
M. Tronchin arriva bientôt; il tint le pouls du malade jusqu’au moment qu’il trouva convenable de le saigner. Enfin, après avoir perdu environ trois pintes de sang, l’hémorragie diminua. Il continua d’en cracher pendant vingt-deux jours en assez grande quantité.
M. Tronchin recommanda au malade de ne point parler, pria les gens de la maison qu’on ne lui parlât pas et qu’on ne laissât entrer personne chez lui. Il envoya une jeune garde-malade très entendue, qui avait le plus grand soin de faire observer les ordonnances, et de faire retirer ceux que l’on ramenait dans la chambre, ce qui déplut fort au maître de la maison. On eut soin de faire coucher toutes les nuits un chirurgien auprès de M. de Voltaire.
M. de Villette qui, je ne sais pourquoi, n’aimait pas M. Tronchin, le critiquait continuellement, et faisait sans cesse des plaisanteries sur la jeune garde. Il cherchait à donner au malade de la défiance sur son médecin. Il courait, il écrivait aux autres membres de la faculté. Il engagea M. de Voltaire à demander à M. Tronchin de faire venir avec lui M. Lorri, ami de M. de Villette, homme, il est vrai, très instruit et très aimable. M. Tronchin lui écrivit avec le plus grand empressement. M. de Villette s’empara du billet, regarda, en écrivit un autre, afin de se vanter, comme il fit, que c’était lui seul qui avait fait venir M. Lorri, malgré M. Tronchin, et sauvé la vie au malade.
M. Lorri trouva les ordonnances de son confrère très bonnes, quelque chose que l’on pût lui insinuer pour dire le contraire. M. de Villette avait la plus grande haine pour M. Tronchin, et aurait désiré qu’il ne continuât plus de voir M. de Voltaire. Cela était si violent, qu’à la fin M. Tronchin le prit un jour par le bras, et, le fit sortir de la chambre. Dès lors il se forma deux partis. J’ai été témoin des scènes les plus indécentes dans la chambre du malade, lorsqu’il était encore en très grand danger. Au bruit qu’on y faisait, on aurait dit qu’il y avait des paysans ivres prêts à se battre. On n’avait aucun égard pour les ordres du médecin, ni aux instances du malade, qui, ne cessait de s’écrier qu’on le tuait. Je demandai en grâce à madame Denis la permission de refuser la porte de la chambre à ceux même qu’elle amenait; elle ne le voulut absolument pas, et me dit : Oh! par ma foi!... 
Chaque personne qui venait indiquait des remèdes, tous différents les uns des autres, et que souvent, à force d’instances, on faisait prendre à mon maître, malgré les défenses de MM. Lorri et Tronchin. On parvint à faire renvoyer, la garde que ce dernier avait procurée. J’étais étonné qu’après tous les dégoûts possibles qu’on lui donnait, il continuât ses soins auprès de M. de Voltaire avec la plus grande amitié. Mon coeur était navré de douleur de tout ce que je voyais.
On donna dans ce temps (16 mars 1778), la première représentation d’Irène. Je fus témoin de la cabale violente contre cette pièce; il me parut qu’elle était principalement excitée par de gens vêtus en abbés; mais leur voix fut étouffée par des acclamations générales. Il ne manquait à ce spectacle que la Cour et l’auteur.
Fort peu de temps après, l’abbé Gautier vint chez M. de Villette. On l’introduisit auprès de M. de Voltaire, qui lui dit : Il y a quelques jours que je vous ai fait prier de venir me voir pour ce que vous savez. Si vous voulez, nous ferons tout à l’heure cette petite affaire. « Très volontiers, » répondit l’abbé. Il n’y avait alors dans la chambre que M. l’abbé Mignot, M. le marquis de Villevieille et moi. Le malade nous dit de rester, mais l’abbé Gautier ne le voulut pas. Nous sortîmes; je me tins à la porte, qui ne consistait qu’en un cadre revêtu de papier des deux côtés, et n’avait point de loquet. J’entendis M. de Voltaire et l’abbé causer un moment ensemble, et celui-ci finit par demander à mon maître une déclaration de sa main, à quoi il consentit.
Je soupçonnai alors que le confesseur était un émissaire du clergé. J’étais au désespoir de la démarche qu’on exigeait de M. de Voltaire; je m’agitais près de la porte, et faisais beaucoup de bruit. MM. Mignot et de Villevieille, qui l’entendirent, accoururent à moi et me demandèrent si je devenais fou. Je leur répondis que j’étais au désespoir, non de ce que mon maître se confessait, mais, de ce qu’on voulait lui faire signer un écrit qui le déshonorerait peut-être.
M. de Voltaire m’appela pour lui donner de quoi écrire. Il s’aperçut de mon agitation, m’en demanda avec étonnement la cause. Je ne pus lui répondre.
Il écrivit lui-même, et signa une déclaration dans laquelle il disait « qu’il voulait mourir dans la religion catholique, où il était né; qu’il demandait pardon à DIEU et à l’Église, s’il avait pu les offenser. » Il donna ensuite à l’abbé un billet de six cents livres pour les pauvres de la paroisse de Saint-Sulpice.
Madame Denis, presque au même moment, venait d’entrer dans la chambre pour témoigner à M. Gautier avec fermeté qu’il devait abréger sa séance auprès du malade.
Alors l’abbé Gautier nous invita à rentrer, et nous dit: « M. de Voltaire m’a donné là une petite déclaration qui ne signifie pas grand-chose; je vous prie de vouloir bien la signer aussi. » M. le marquis de Villevieille et M. l’abbé Mignot la signèrent sans hésiter. L’abbé vint alors à moi et me demanda la même chose. Je le refusai; il insista beaucoup. M. de Voltaire regardait avec surprise la vivacité avec laquelle je parlais à l’abbé Gautier. Je répondis enfin, lassé de cette persécution, que je ne voulais ni ne pouvais signer, attendu que j’étais protestant. Et il me laissa tranquille.
Il proposa ensuite au malade de lui donner la communion. Celui-ci répondit: Monsieur l’abbé, faites attention que je crache continuellement du sang; il faut bien se donner de garde de mêler celui du bon Dieu avec le mien. Le confesseur ne répliqua point. On le pria de se retirer, et il sortit.
C’est pour moi quelque chose d’étonnant que cette espèce de lâcheté avec laquelle la plupart des prétendus philosophes et des prétendus amis de M. de Voltaire approuvèrent sa démarche et sa déclaration, sans même en savoir le contenu; lesquelles n’ont servi cependant à rien, comme on l’a vu à sa mort.
Le 28 février, étant seul avec lui, je le priai de vouloir bien me dire quelle était exactement sa façon de penser, dans un moment où il me disait qu’il croyait mourir. Il me demanda du papier et de l’encre; il écrivit, signa et me remit la déclaration suivante:
JE MEURS EN ADORANT DIEU, EN AIMANT MES AMIS, EN NE HAÏSSANT PAS MES ENNEMIS, ET EN DÉTESTANT LA SUPERSTITION. 28 février 1778. Signé VOLTAIRE . ( à suivre)
 

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