mardi 18 novembre 2014

Marion Sigaut : l'homosexualité sous l'Ancien Régime



Anne Hidalgo dévoilant une plaque en mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot, exécutés en 1750 en raison de leur homosexualité

 Voir l'intervention de Marion Sigaut sur le même sujet :

 http://www.dailymotion.com/video/x296m36_marion-sigaut-en-direct-la-repression-de-l-homosexualite-sous-l-ancien-regime-un-mythe_school#from=embediframe






Au cours de cette intervention, Marion Sigaut propose une relecture surprenante du procès fait à deux homosexuels (les dénommés Lenoir et Diot) exécutés en juillet 1750 pour "crime de sodomie". Rappelons tout d'abord les faits établis par le procès-verbal du commissaire : "L'an 1750 le 4 janvier 11 heures et demie du soir par devant nous Jacques François Charpentier conseiller du Roi, commissaire au Châtelet à Paris, en notre hôtel est comparu Julien Dauguisy, sergent du guet [...] lequel a dit que passant rue Montorgueil entre la rue St Sauveur et la rue Beaurepaire, il a vu deux particuliers en posture indécente et d'une manière répréhensible, l'un desquels lui a paru ivre. Il les a arrêtés tant sur ce qui lui a paru de leur indécence que sur la déclaration que lui a faite un particulier passant, qui a dit les avoir vu commettre des crimes que la bienséance ne permet point d'exprimer par écrit ; pour quoi il les a conduits par devant nous, et a signé en notre minute."
Placés en détention, les deux prévenus sont jugés et condamnés à être brûlés vifs (voir arrêt du 5 juin ci-dessous) : 
"... condamnés à être conduits dans un tombereau à la place de Grève, et là y être brûlés vifs avec leur procès, leurs cendres ensuite jetées au vent, leurs biens acquis et confisqués au Roi ou à qui il appartiendra, sur chacun d'eux préalablement pris la somme de 200 livres d'amende envers le Roi, au cas que confiscation n'ait pas lieu au profit de sa Majesté. (...)
Arrêté que Bruno Lenoir et Jean Diot seront secrètement étranglés avant de sentir le feu".


Dans son Traité de la Justice Criminelle (1771), Daniel Jousse nous apprend comment la justice du XVIIIè était censée châtier le crime d'homosexualité : 
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"La Sodomie est de toutes les impudicités la plus abominable, et qui de tout temps a été punie de la peine la plus sévère  (…)

Suivant l'ancien Droit de France, on se contentait de châtrer ceux qui étaient convaincus de sodomie. (…)

Aujourd'hui la peine de ce crime est de condamner à être brûlés vifs, tous ceux qui font coupables de ce crime (…) il y a plufieurs exemples de comdamnations de cette espèce. Quelquefois on condamne simplement les coupables à la mort, et ensuite à être brûlés ; ce qui dépend des circonstances. (…)

 Et cette peine a pareillement lieu à l'égard de ceux qui en usent ainsi à l'égard de leurs propres femmes.  (…) Mais la femme qui est ainsi connue par son mari, ne doit pas être punie de la peine de mort ; à moins qu'il ne soit prouvé qu'elle a donné à cette action un entier et libre consentement."

Il est néanmoins exact, comme le souligne Marion Sigaut, que les tribunaux du XVIIIème n'appliquaient quasiment jamais de telles sentences et qu'ils se contentaient en général de peines d'enfermement. 
Dans ce cas, pourquoi avoir fait exécuter les deux hommes, se demande l'historienne ? Elle établit alors un lien entre cette affaire Diot/Lenoir et l'exécution un mois plus tard (en août 1750) de trois émeutiers nommés Lebeau, Charvat et Urbain. Selon elle, ces trois hommes n'étaient coupables de rien, sinon d'avoir fait la "chasse aux voleurs d'enfants" qui sévissaient alors dans les rues de Paris. A en croire Marion Sigaut, les rapts ("sous couvert de la police et du Parlement") auraient  impliqué les plus hauts dignitaires du royaume... 
A quelles fins ? Pour alimenter un réseau pédocriminel, ce que prétend l'historienne ? L'hypothèse semble peu vraisemblable. On connait en effet les ordres écrits du lieutenant de police Berryer qui promettait à ses hommes 12 livres par jeune "vagabond" ou "libertin" arrêté. Si certains enfants étaient relâchés dans la foulée après paiement d'amende par les parents, d'autres ont définitivement disparu, vraisemblablement partis peupler le Nouveau Monde... 
 Pour sauver la face, le pouvoir était quoi qu'il en soit contraint de nier ces arrestations d'enfants. Il ne pouvait donc que condamner les trois émeutiers parisiens pour valider l'idée qu'il s'agissait de "faux bruits"... "destitués de tout fondement" (voir arrêt du Parlement ci-dessous). "Ne pas les exécuter", conclut Marion Sigaut, "c'était reconnaître qu'on avait enlevé les enfants sur ordre". Jusque-là, l'hypothèse se tient...

Mais quel rapport avec les deux sodomites exécutés un mois plus tôt, me direz-vous ? Eh bien, explique posément l'historienne, "comment pouvait-on dans le même temps faire grâce à deux sodomites pris en flagrant délit ?"... "En fait, Diot et Lenoir ont été exécutés" (en juillet 1750, rappelons-le) "pour que Lebeau, Charvat et Urbain puissent l'être" (en août 1750...). "Vous imaginez le scandale que ça aurait été ? On libère deux sodomites pris en flagrant délit et on exécute trois jeunes gens qui ont fait la chasse aux enleveurs d'enfants". En somme, les pauvres Diot et Lenoir, arrêtés en janvier, n'auraient pas été condamnés pour leur homosexualité mais pour légitimer la mise à mort des malheureux Lebeau, Charvat et Urbain quelques mois plus tard... 
La prescience, le cynisme et le machiavélisme de la justice d'Ancien Régime étaient décidément sans limites... !

Note :
Extrait des Registres du Parlement.
Ce jour les Gens du Roi sont entrés, et ont dit à la Cour que les Officiers de Police du Châtelet étaient au Parquet des Huissiers, qui demandaient d'être entendus au sujet de ce qui était arrivé depuis quelques jours dans cette Ville et Faubourgs de Paris , pendant les vacations de la Cour : sur quoi la Cour ayant ordonné qu'ils entraient , le Lieutenant - Général de Police, et les autres Officiers font entrés, et s'étant placés derrière le Bureau , en la manière accoutumée , le Lieutenant-Général de Police a dit:
Que l'attention qu'il doit à la tranquillité publique dont il est chargé fous les ordres de la Cour, l'oblige à venir lui rendre compte: que les gens mal intentionnés , et dans la vue de troubler le repos des Citoyens, ont affecté de répandre de faux bruits capables de l'altérer, en disant qu'il y avait des personnes chargées d'enlever des enfants.
Que ces bruits , quoique destitués de tout fondement , n'y ayant eu aucune Ordonnance de Police rendue , ni aucuns ordres particuliers donnés, qui puissent servir de fondement, ont tellement pris créance que Samedi 16 de ce mois, ils ont servi de prétexte pour exciter vers la rue des Nonandieres une émotion violente , dans laquelle il y a eu plusieurs personnes considérablement maltraitées par la populace. (...) La Cour a ordonné qu'à la Requête du Procureur - Général du Roi, il sera informé par-devant Me. Aimé Jean-Jacques Severt, Conseiller en la Cour , tant des émotions populaires et assemblées qui ont été faites dans cette Ville et Faubourgs de Paris, que contre ceux qui auraient répandu les faux bruits d'ordres donnés pour enlever des enfants, et auraient occasionné par-là les différentes émotions qui font arrivées ; qu'il sera pareillement informé contre ceux qui se trouveraient coupables de faits d'enlèvements d'enfants , si aucuns y a, et cependant fait lad. Cour très-expresses inhibitions et défenses à toutes personnes  de quelque état, qualité et condition qu'elles soient, de s'attrouper ni s'assembler, fous quelque prétexte que ce soit, dans. les rues et places publiques de cette Ville et Faubourgs de Paris , à peine d'être poursuivis extraordinairement, comme perturbateurs du repos public et punis suivant la rigueur des Ordonnances; ordonne en conséquence que les informations , si aucunes ont été faites, seront apportées au Greffe de la Cour; ordonne en outre que le présent Arrêt sera lu , publié et affiché par-tout où il appartiendra...

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