lundi 14 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (1)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.  


***

Je l’ai constamment jugé avec plus d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été brouillés avec lui (ndlr : après 1758, Rousseau s'était effectivement brouillé avec le clan encyclopédiste). Je le défendais et l’ai défendu bien longtemps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs et ses amis.
J’ai été longtemps témoin de la manière dont il était traité, caressé, choyé par les gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence. Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières. Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison, j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me transportaient ainsi que Diderot; et nous lui exprimions l’un et l’autre, chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement, que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres ses contemporains, et les a traduits à la postérité comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui servira à montrer encore son caractère défiant.
Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce de persécution qu’il avait essuyée fut tout à fait ralentie, Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait fort bien le mérite, était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser sa misanthropie et à l’attirer chez elle, où il venait dîner en très petit comité. La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain, je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau: elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta et me serra la main; mais je voyais dans son retour même que l’impression qu’il avait reçue ne s’effaçait point.
On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute; mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels j’ai vécu; et parmi eux J.-J. Rousseau a mérité un des premiers rang dans l’admiration publique.
C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.
Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume lui-même dans une lettre adressée à M. Suard (J'ai évoqué cette affaire ici). On y voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur, l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du Genevois, et cette impression résulte du simple récit des faits. Mais, vivant dès lors dans la société de Mme la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai été témoin de quelques faits relatifs à cette querelle, et je veux ici les conserver.
Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume, avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers, à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin. 
Rousseau et Hume

Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait; et il nous dit qu’il allait, non seulement le mettre pour jamais à l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux; ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir. Le baron l’écouta paisiblement; et, quand il eut fini: « Mon cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter des espérances et des illusions qui vous flattent; mais je vous annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé. Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron; je défendis Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle; qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami; qu’on aurait pour lui tous les égards que méritaient ses talents et ses malheurs, et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron seraient démenties. Ils partent. A trois semaines ou un mois de là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud? ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société, Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.
En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume, c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu dire la nuit, et en rêvant, je le tiens! parodie du mot du roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle. Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français, ne s’est pas énoncé en français dans un rêve, mais en anglais; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je conclus que le propos est inventé.
On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire, ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service; et cette folie mérite quelque pitié: mais elle n’en est pas moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent qu’elle lui ait d’ailleurs départi.
J’ai ouï conter à Rulhière, mon confrère à la feue Académie française, connu par sa jolie pièce des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie, qu’après avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite, Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fût rien passé entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur très marqué, et, continua froidement de copier de la musique, comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en répétant qu’il fallait qu’il vécût de son travail. Il dit à Rulhière, assis au coin du feu: M. de Rulhière, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot; eh bien, je satisferai votre curiosité; il y a deux livres de viande, une carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhière, quoique assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe, et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.
On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté, la basse et les accompagnements, ce qui était parfaitement vrai, ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles devin de Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul vin dont son estomac s’accommodât, ce qui était, dit-il, insulter à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre; avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante Thérèse, ou parce que les gens de lettres qu’il fréquente sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlements, de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe; avec Diderot, pour une indiscrétion qu’il lui attribue: Diderot lui fait voir, pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert, qui l’avoue; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là, il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante, par laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché Diderot si tendrement et si longtemps.
J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était rien moins que simple ce qui est une grande tache dans un caractère. Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté, à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency, parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur. En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait l’air de dire: vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller lui-même, sa marmite, tant est grand l’ingratitude du siècle! Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions; mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre, ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie. 

(à suivre ici)

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