samedi 20 avril 2024

L'homme du Royal Corse (6)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

 

(pour lire les chapitres qui précèdent)

 

12

 

La porte cochère était ouverte en grand, laissant entrevoir le carrosse déjà attelé et prêt à partir. Blayac et deux hommes en livrée patientaient dans un renfoncement de la cour, à côté de la loge du portier.

- Voilà notre Corse, ricana Blayac à destination de ses compagnons.

Ces derniers rendirent son salut à Arno, puis ils reprirent leur veille en silence. Au-dessus d’eux, par les fenêtres demeurées ouvertes, leur parvenaient des bruits de conversation, et bientôt des rires tandis que le souper approchait de son terme. En entendant les premières notes de clavecin, Blayac s’anima soudain, intimant un ordre au cocher avant de se tourner vers Arno.

- N’oublie pas, le Corse, rien de ce qui se dit ici ne doit être répété. Car il pourrait t’en cuire si tu t’avisais de parler…

Il fut interrompu par une porte qui s’ouvrait dans son dos, laissant apparaître Brissart, en grande tenue et encore perruqué.

- Alors ? demanda-t-il à Blayac.

- On l’a repéré chez une gueuse à deux pas du Port au blé. Un homme qui veille dans la rue, peut-être un autre dans le couloir.

 - Très bien, s’exclama Brissart en saisissant la redingote que lui tendait son second. Allons, le temps presse, en voiture !

Il monta le premier, suivi de Blayac et d’Arno qui prirent place sur la même banquette. L’instant d’après, le carrosse s’ébranlait en direction de la Grève.

Brissart avait déposé sa perruque et libéré sa gorge du jabot qui l’embarrassait. À côté de lui se trouvait un coffret dont il tira une dague aux reflets argentés et un ceinturon à boucle.

- Il faudra agir vite et en silence, expliqua-t-il sans plus de précisions. Cette canaille doit avoir des connaissances dans le quartier, ça pourrait causer du grabuge…

 Il posa sur Arno un regard appuyé, dans l’attente d’une réaction qui ne vint pas. À côté du jeune homme, Blayac enfilait déjà ses gants, pliant et dépliant ses phalanges pour en assouplir le cuir.

- Alors, le Corse, tu ne dis rien ? demanda-t-il soudain.

- J’ai été habitué à recevoir des consignes avant d’accomplir une mission, répliqua Arno, toujours impassible.

Un sourire s’esquissa sur le visage de Brissart, qui attendit que la voiture fût arrêtée sur les hauteurs du Port au blé pour rompre le silence.

- Nous allons débarrasser ce monde d’un être qui ne mérite pas d’en fouler le sol. Peu importent les crimes qu’il a commis, ma parole doit te suffire. Sans quoi tu es libre de rebrousser chemin et de rentrer chez toi sur-le-champ. Ce que tu ne feras pas, j’en mettrais ma main au feu…

Il avait ouvert la portière de la voiture, sautant à terre le premier. La nuit était d’un noir d’encre, sans lune et sans un souffle d’air. Du haut de la berge, on devinait à peine les eaux du fleuve et encore moins les bateaux alignés le long du quai opposé.

- Ne t’y trompe pas, chuchota Blayac à l’oreille d’Arno, ces garces de racoleuses sont tapies dans l’ombre, à l’affût du client. Moins elles nous remarqueront, mieux cela vaudra…

Ils longèrent un mur, toujours à découvert, et parvinrent à l’angle d’une ruelle où un homme s’extirpa d’un recoin pour venir à leur rencontre. Il désigna du doigt une fenêtre à l’étage de l’immeuble voisin.

- Il est toujours là-haut, dit-il à mi-voix. Son complice l’attend, caché au bas des marches.

Brissart scruta durant quelques instants la pénombre, attentif au moindre mouvement. Puis il fit un signe de tête à Blayac, lui ordonnant :

- Celui-ci ne m’intéresse pas, occupez-vous de lui.

Blayac avait déjà tiré sa dague de son étui, puis retournant la lame sous son avant-bras pour la dissimuler, il passa le bras autour de l’épaule d’Arno et lui intima :

- Prends-moi par la taille, et tiens-toi prêt à assurer mes arrières en cas d’imprévu.

Arno s’exécuta et se laissa entraîner vers l’avant, pendant que Blayac entonnait à tue-tête les premières paroles d’une chanson à boire.

- C’est nous, les gars de la Royale !

Chez nous, les vertus capitales

Ils approchaient en titubant d’une volée de marches dont émergea lentement une silhouette d’homme, les deux mains posées sur la boucle de son ceinturon. Blayac dévia insensiblement dans sa direction, braillant à gorge déployée, et il parvenait presque à sa hauteur lorsque l’homme fit un pas dans la ruelle, le torse bombé.

- Barrez là, les poivrots, et que…

Il n’avait pas achevé sa phrase que déjà il s’écroulait, la dague de Blayac fichée dans la base du cou. Arno, qui n’avait pas esquissé le moindre geste, vit alors une seconde forme surgir de l’escalier pour se jeter sur son compagnon.

- Prends garde ! s’écria-t-il en bondissant à son tour pour saisir l’assaillant à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux dans la poussière, agrippés par le col, mais d’une ruade, Arno parvint à repousser l’autre et à tirer son poignard. L’homme avait chuté lourdement sur le dos, ses jambes projetées par-dessus tête. Au moment où il se relevait, la bouche ouverte pour crier à l’aide, Arno se jeta sur lui et planta sa lame d’un mouvement sec dans son bas-ventre. Il poussa un long râle, suivi d’un gargouillis comme il tentait de reprendre de l’air, puis son corps se raidit avant de retomber sans vie.

L’instant d’après, la ruelle avait retrouvé son calme.

Dissimulés dans le renfoncement de l’escalier, Blayac et Arno levèrent les yeux vers l’étage, où quelqu’un venait d’allumer une bougie. À peine entrevirent-ils la silhouette de Brissart se glissant le long du mur et s’engageant à son tour dans les marches, la dague au poing.

Comme Arno faisait un pas pour le suivre, Blayac posa fermement sa main sur son avant-bras.

- Non, dit-il avec un sourire réjoui, le dernier est pour lui.

Arno recula sans rien dire, reprenant sa place au pied de l’escalier. L’homme de main lui tournait maintenant le dos.

Ce serait le moment, songea-t-il, le cœur battant soudain à tout rompre. Son poignard poissé de sang pendait encore dans le prolongement de son bras ballant. Il resserra insensiblement les doigts autour du manche, la mâchoire crispée, et approcha d’un pas. Au même instant, le fracas d’une porte qu’on défonçait leur fit lever la tête à tous deux. Ils entendirent un cri strident, celui d’une femme, suivi d’un nouveau hurlement. L’escalier résonna aussitôt d’un bruit de pas et Brissart surgit au bas des marches, appelant ses hommes du regard.

- Vite, s’écria-t-il, je crois que le quartier va très vite s’échauffer !

Un peu plus haut dans la ruelle, une porte venait de claquer, et quelqu’un lança un ordre. Prenant leurs jambes à leur cou, les trois hommes détalèrent, courbés en deux, puis ils gravirent la pente jusqu’au sommet de la berge. Le cocher se tenait prêt, la voiture tournée dans le sens du départ, et il fouetta les chevaux sitôt qu’ils furent montés à bord.

- Ita diis placuit[1], s’écria Brissart dans un rugissement enthousiaste. Le gredin est mort le pantalon sur les genoux, égorgé comme un porc !

Il cracha avec force sur les deux tranchants de sa lame avant de tirer un mouchoir de sa poche pour en essuyer soigneusement les souillures. Malgré les cahots sur le pavé, Arno l’entendit ajouter tout bas :

- L’un après l’autre, mais ils y passeront tous…

Au lieu de longer les bords de Seine, où se concentraient les patrouilles du guet, le cocher avait engagé le carrosse dans un entrelacs de venelles qui les conduisit d’abord jusqu’aux Halles, puis dans le quartier du Palais-Royal pour se mêler au trafic des autres voitures.

- Ni vu, ni connu, Messieurs les inspecteurs, claironna Blayac, penché à la portière. Puis, se tournant vers Arno : alors, le Corse, tu ne dis toujours rien ? À te voir, on croirait que tu as l’estomac retourné. Tu as pourtant dû en trucider de plus coriaces sur le champ de bataille, ou bien ?

- C’étaient des ennemis, répliqua sèchement Arno, et j’obéissais aux ordres de mes supérieurs.

Il croisa le regard de Brissart qui haussait les sourcils d’un air narquois.

- Eh bien, lieutenant de Lavasina, n’avez-vous pas obéi à un ordre, ce soir ?

- Qui étaient ces hommes ? demanda Arno avec force. Et que vous ont-ils fait ?

- Et ceux que tu as massacrés à Maestricht et Berg, qu’avais-tu contre eux ?

La réponse avait fusé, laissant Arno sans voix. Après un moment qu’il laissa volontairement se prolonger, Brissart se pencha en avant et le prit par l’épaule.

- Je vais aider l’homme d’honneur que tu te contrains d’être, Lavasina. Pour le mal qu’ils ont causé, ces gredins méritaient mille fois la mort. Crois-moi, tu peux remiser tes problèmes de conscience et tout ce fatras moral, la justice que je rends est bien plus avisée que celle de nos tribunaux…

Comme le carrosse approchait de la place Louis-le-Grand, Blayac se racla la gorge pour attirer l’attention de son chef.

- Que faisons-nous, Monsieur ? J’ai demandé aux filles de se préparer, au cas où… 

- Demain, demain… déclina Brissart sans lui accorder le moindre regard. Rentrons plutôt à l’hôtel, au cas où nos invités auraient à témoigner de ma présence à leur côté, ce soir.

Et, les yeux toujours fixés sur Arno, il ajouta :

- Tu feras également préparer une chambre pour notre Samaritain. Après tout, il t’a sauvé la mise, à toi aussi.

 

13

 

Une domestique le mena dans les étages jusque sous les combles et le fit entrer dans une chambrette pauvrement meublée qui sentait le renfermé. Avant de prendre congé, elle lui apporta encore une cuvette, un broc d’eau fraîche ainsi qu’un nécessaire de toilette. Demeuré seul, Arno tira le lit sous la croisée qu’il avait ouverte en grand, puis après s’être dévêtu, il s’étendit sur les draps et ferma les yeux pour mieux ordonner ses pensées. Les dernières paroles de Brissart, aussi aiguës qu’une pointe d’épée, l’avaient touché au plus profond de sa chair. Il tenta de se remémorer la scène de l’échauffourée. Lorsque ce soudard avait bondi sur Blayac, surgi de nulle part, tout était allé tellement vite qu’il n’avait pas eu le loisir de réfléchir. D’instinct il s’était interposé, lui venant en aide comme il l’aurait fait avec n’importe quel frère d’armes. Le jeune homme sentit le rouge lui monter au front. La vérité était plus cruelle, en fait : au cours de ces quelques secondes d’empoignade, il avait ressenti l’exaltation d’autrefois, ce frisson de mort qui l’avait parcouru à Namur et plus tard à Berg-op-Zoom, lorsqu’il conduisait ses hommes à l’assaut des remparts.

Honte à toi, Lavasina ! eut-il envie de crier, pendant que lui revenaient à l’esprit le visage de Montesoro, de Cuttoli et de ces innombrables compagnons tombés loin de leur terre natale. Ce Blayac, je vous l’assure, sera le premier à payer pour ses crimes ! Quant à Brissart… Arno se retourna dans le lit, tirant le drap pour essuyer la sueur qui perlait sur son front. Il ne savait que penser de cet homme et saisissait encore moins ses intentions. Celui qu’il avait tué ce soir, quel mal lui avait-il causé ? Et les autres qu’il promettait de châtier, qui étaient-ils ? Malgré l’assurance et le charme qui émanaient de sa personne, Arno ressentait en lui autre chose, une douleur rentrée que trahissaient par moments ses inflexions de voix et certaines intensités dans son regard. Bien que chacun en ignorât les raisons, tous deux sentaient d’instinct la souffrance de l’autre, comme des animaux blessés qui s’épient en léchant leurs plaies. Autrefois, à Lavasina, Arno avait vu deux chiens féroces partager un coin de ruisseau pour soigner leurs blessures après une chasse au sanglier. Une fois guéris, ils étaient retournés auprès de leurs maîtres et avaient aussitôt recommencé à se montrer les dents. On ne les avait plus jamais vus ensemble. Brissart était de cette trempe. Arno l’intriguait, et à certaines de ses insinuations, il devinait chez le fermier général le besoin de lui ouvrir son cœur et l’envie de mieux connaître le sien.

- Je te dirai tout, promit le jeune homme à voix haute. Et au moment venu, je te l’assure, tu sauras pourquoi tu meurs.

En entendant ses mots s’élever dans le silence de la chambre, Arno sut qu’il ne faillirait pas.

 


Lorsqu’il se réveilla, le soleil découpait déjà un large rectangle de lumière sur le plancher de son galetas. Les yeux encore ensommeillés, Arno quitta son lit et alla se passer un peu d’eau sur le visage. Quelle heure pouvait-il être ? Et pourquoi ne l’avait-on pas réveillé ? Après s’être habillé, il glissa une tête dans le couloir et s’avisa que la voie était libre. Il descendit une première volée de marches, puis une seconde, lorsqu’une voix se fit soudain entendre dans son dos :

- Qui êtes-vous ? Et que faites-vous dans ces murs ?

Arno se retourna dans un sursaut. À quelques pas de lui, dans l’angle du palier, se tenait une femme qui le dévisageait d’un air sévère, la main sur le cordon de la sonnette. Elle portait un déshabillé de satin opalin dont la manche avait glissé le long de son bras, révélant une peau à la blancheur presque diaphane.

- Eh bien ? Me direz-vous enfin ce que vous faites ici ? Ou préférez-vous que je fasse venir mes gens ?

Comprenant à qui il avait affaire, Arno déglutit avant de répondre :

- Je me nomme Arno de Lavasina, Madame. Cela fait seulement quelques jours que je suis entré au service de Monsieur de Brissart.

La femme laissa lentement retomber sa main, puis quittant la pénombre, elle fit un pas en direction d’Arno et son visage apparut dans le demi-jour du palier. Malgré le rouge qui soulignait ses joues et la petite coiffe de dentelle noire dont sa chevelure blonde était ornée, il semblait d’une pâleur presque maladive. Elle lui adressa un petit sourire qui fit ressortir ses pommettes.

- Mon mari m’a effectivement parlé de vous. Mais pour être franche, je ne vous imaginais pas ainsi…

Arno se déhancha, ne sachant ce qu’il devait entendre à son allusion, et embarrassé du silence qu’elle laissait se prolonger.

- Je ne suis pas certain…, bredouilla-t-il en cherchant ses mots.

Elle porta sa main à la bouche pour étouffer le rire qui lui venait.

- Voyons… N’avez-vous pas rencontré Blayac ou encore cet autre malappris dont le nom m’indiffère et qui suit Victor dans chacun de ses déplacements ?

Arno acquiesça.

- Si fait, Madame, j’en ai eu l’occasion. D’ailleurs, je m’en allais de ce pas prendre mes ordres lorsque j’ai croisé votre chemin.

- Prendre ses ordres, dites-vous ? À cette heure ? Mais voyons, Victor a quitté l’hôtel tôt ce matin, et Dieu sait où lui et son comparse peuvent se trouver à l’heure qu’il est !

Elle secoua lentement la tête, amusée de sa mine désappointée, et fit un geste en direction du rez-de-chaussée.

- C’est l’heure des visites, mon antichambre doit s’impatienter. Voulez-vous vous joindre à moi ? Cela occupera votre temps en attendant le retour de mon époux. Je reçois l’un de ces nouveaux philosophes ce matin, peut-être le trouverez-vous distrayant ?

Arno n’osa pas refuser. Il lui emboîta le pas et la suivit dans l’escalier jusqu’à un petit cabinet tendu de tapisseries où elle le fit asseoir un peu en retrait, dans un canapé d’angle. Puis, après s’être arrêtée devant le miroir qui surplombait la cheminée, elle prit place dans l’une des bergères disposées autour du foyer.

- Commençons, intima-t-elle au domestique en livrée qui barrait la porte de l’antichambre.

Peu au fait de ces usages, Arno vit bientôt entrer un petit homme en habit mal coupé qui s’arrêta un instant sur le seuil, hésitant, avant d’apercevoir Madame de Brissart et de s’avancer pour la saluer.

- Soyez le bienvenu, Monsieur, dit-elle en inclinant la tête. Je vous en prie, prenez place et bavardons un peu. On m’a beaucoup parlé de vous mais également de vos écrits.

L’homme balbutia un compliment, visiblement mal à l’aise, puis il s’assit dans le fauteuil que lui désignait son hôtesse. Le sentant gêné, elle prit les devants pour rompre la glace :

- Votre ami Monsieur de Jaucourt[2] m’a fait part de vos travaux, et notamment de cette lettre sur la musique qui a fait grand bruit dans Paris.

- Le public n’y a rien compris, grommela l’homme, les lèvres pincées. Et cela n’est pas près de changer, du moins tant que Rameau et ses partisans imposeront leur goût à l’Opéra.

- Voilà un raisonnement singulier ! s’étonna Madame de Brissart afin de l’encourager à poursuivre.

L’homme ouvrait la bouche pour reprendre la parole lorsqu’il s’avisa de la présence d’Arno. Son visage se ferma aussitôt et il interrogea du regard la maîtresse de maison.

- Oh, suis-je confuse ! s’exclama-t-elle. J’ai oublié de faire les présentations. Voici Monsieur de Lavasina, il vient d’arriver à Paris et s’est montré impatient de faire votre connaissance.

Ne sachant comment le saluer, Arno se souleva à demi de son fauteuil et échangea un bref signe de tête avec le nouveau venu qui le considéra avec attention.

- Vous êtes corse ? demanda-t-il après un temps.

- Du village de Lavasina, Monsieur, dans le cap Corse, une région du nord de l’île…

- Je connais votre pays, je sais les tourments que lui ont fait subir les Génois. Ainsi que les Français, d’ailleurs…

Il s’était détourné de Madame de Brissart pour replacer son siège face à Arno. Ce dernier, embarrassé, préféra se montrer évasif :

- J’ai quitté ma terre pour ces mêmes raisons…

L’homme fronça les sourcils, ses petits yeux noirs toujours fixés sur le jeune homme.

- On m’a parlé de quelqu’un, d’un dénommé Paoli qui entend libérer son peuple du joug qui l’opprime.

- J’ignore qui est cet homme, mais il n’est pas le premier à clamer de telles intentions, répliqua Arno avec vivacité. D’autres l’ont prétendu avant lui, puis ils ont vendu leur âme au diable…

- Eh bien, messieurs !  intervint Madame de Brissart pour couper court, voilà un beau sujet dont il faudrait plutôt débattre lors d’un souper, ne croyez-vous pas ? Mais pour l’heure, cher ami, je souhaiterais que vous me parliez de cette Encyclopédie dont mon confesseur dit tant de mal ! Est-il avéré que les jésuites vont la faire interdire ? Si c’est le cas, je souhaiterais au plus vite prendre commande des premiers volumes et vous proposer d’éventuels souscripteurs parmi mes connaissances.

- C’est le motif de ma visite, dit l’homme en revenant vers elle. Monsieur de Jaucourt m’a effectivement fait part de votre intérêt pour le dictionnaire.

Il prit note des noms qu’elle lui donnait et lui indiqua en retour les adresses des libraires où l’on pouvait se procurer l’ouvrage. Puis, après quelques amabilités d’usage, Madame de Brissart se leva pour prendre congé et le raccompagner jusqu’à la sortie.

- Quel étrange bonhomme, signifia-t-elle au moment de reprendre place. Et ces manières... Dire qu’il fréquente les maisons de Madame Dupin et de Madame du Deffand !

- Vous n’avez pas eu le loisir de me donner son nom, fit remarquer Arno lorsqu’elle fut installée.

- Oh ça, décidément, où donc ai-je la tête ? Il vient de Genève, à ce qu’on m’en a rapporté, et se nomme Rousseau. Comme le poète[3], est-ce amusant ?

Comme Arno ne réagissait pas, elle haussa les sourcils et poussa un petit soupir résigné.

- Enfin, cela importe peu… Car avec de telles manières, on peut gager que ce malotru sera passé de mode avant la fin de l’été.


(à suivre)

[1] Ainsi il a plu aux dieux.

[2] Louis de Jaucourt, un proche de Diderot et du groupe des Encyclopédistes.

[3] Mort quelques années plus tôt, Jean-Baptiste Rousseau avait un temps été considéré comme le prince des poètes.


dimanche 14 avril 2024

L'homme du Royal Corse (5)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De profundis

(lire les chapitres qui précèdent

10

 

En découvrant Arno aussi élégamment vêtu, le suisse marqua un temps de surprise avant de s’effacer devant le visiteur.

- Monsieur ne devrait pas tarder à vous recevoir, annonça-t-il sobrement pendant qu’ils traversaient le vestibule jusqu’à une antichambre située sur leur gauche. 

Arno hocha la tête, grommelant au passage un cretinu que l’autre feignit de ne pas entendre. Il attendit ensuite que le domestique eût tourné les talons pour relâcher le jabot qui lui enserrait la gorge. Il avait trop chaud, il étouffait même, et sous sa veste damassée, son cœur battait à tout rompre.

- Calme-toi, Lavasina ! murmura-t-il entre deux inspirations. Pense à ton petit Samperu !

À travers la cloison molletonnée lui parvenaient des éclats de voix, et même quelques rires qui lui firent serrer les poings.   

- Ils n’en ont plus pour longtemps à s’amuser, ma Stella, promit-il après avoir tiré de sa veste le petit médaillon de bronze où étaient gravés leurs deux noms et celui de leur garçon. Le doigt noué autour de la chaîne, il porta le bijou à ses lèvres et l’embrassa longuement.

Pour l’heure, il fallait se montrer prudent, taire sa colère et songer au plan fomenté par la Vaudry. Arno prit place sur la banquette et se remémora un par un les propos qu’ils avaient échangés la veille : d’abord entrer dans les bonnes grâces du fermier général, endormir peu à peu sa méfiance, et le moment venu, saisir l’occasion de lui porter le coup fatal. La maquerelle avait raison, il se devait à Samperu, à la parole qu’il lui avait donnée de revenir sain et sauf à la maison.

De l’autre côté de la cloison, le silence était retombé depuis quelques instants. Lorsque la porte s’ouvrit et que le domestique l’invita à entrer, Arno plaqua son bicorne sous l’aisselle avant de se lever et d’avancer d’un pas résolu. Le cabinet, en fait une vaste bibliothèque lambrissée de bois sombre, s’ouvrait en son extrémité sur une rotonde où se tenaient Brissart et un autre homme, debout autour du bureau. En reconnaissant son visiteur, le fermier général leva les mains au ciel d’un geste théâtral.

- Si Dieu existe, qu’il soit loué ! Voilà qu’il nous ramène notre bon Samaritain ! Allons, viens par ici, approche, que je fasse les présentations ! Blayac, voici Arno de Lavasina, le jeune Corse qui m’a sauvé la mise l’autre jour.

L’autre s’était retourné, posant sur Arno un regard soupçonneux.

- Diantre, voilà qui est impressionnant ! Et que vient faire un Corse à Paris ?

Arno se sentit tressaillir. C’était l’homme qu’il avait aperçu à Bourges, le chef de ces gabelous qui avaient agressé Stella.

- Vendre de l’antimoine, répondit-il d’une voix contenue, notre sous-sol en regorge et certains imprimeurs en réclament pour durcir le plomb de leurs caractères.

- Tiens donc, un commerçant qui sait manier les armes ! ricana Blayac. Tu aurais dû te servir de ce talent pour aider les tiens à bouter les Italiens hors de vos terres, non ?

- J’ai préféré mettre mon épée au service du roi de France, qui en avait grand besoin, lui aussi. D’ailleurs, je n’ai pas souvenir de vous avoir croisé sur aucun champ de bataille, ou bien ?

Blayac demeura un court instant la mâchoire entrouverte, puis ses dents se crispèrent sous l’effet de la colère :

- Petit faquin, je m’en vais te…

- Assez ! ordonna Brissart en le retenant par l’épaule. 

L’autre eut un rictus contrarié, relevant la tête avec une expression de défi.

- Allons, laisse-nous, maintenant ! insista le fermier général, je dois avoir une conversation avec notre jeune aventurier.

Le commis desserra lentement les mâchoires, la main toujours posée sur la dague qu’il portait à la ceinture, et ses traits se détendirent peu à peu.

- Je patienterai à côté, annonça-t-il froidement avant de s’effacer et de sortir par une porte de dégagement.

- Bien, bien…, approuva Brissart tout en rajustant ses manchettes autour de ses poignets. Nous voilà plus à notre aise pour parler.

Il s’était approché d’un rayonnage et demeura un moment silencieux, attentif aux livres qui encombraient les étagères.

- J’étais pourtant certain d’avoir ça sous la main, déclara-t-il avec un soupir forcé. Aide-moi, veux-tu ? Vos uniformes du Royal Corse, à quoi ressemblaient-ils, je n’en ai plus le souvenir ?

- Un habit de drap bleu, une veste et une culotte gris clair, un collet et des revers jaunes, expliqua posément Arno.


 

Brissart interrompit sa recherche et se retourna vers le jeune homme, une lueur nouvelle dans le regard.

- Et tu as vraiment participé à la campagne d’Autriche ?

- Sous les ordres du Comte de Vence, au sein de la compagnie Buttafuocco, d’abord à Namur puis à Berg-op-Zoom et Maestricht.

Il y eut un nouveau silence, plus pesant encore, que Brissart laissa se prolonger, les yeux toujours fixés sur Arno.

- À Berg-op-Zoom, vraiment ? J’ai participé au siège de cette ville, moi aussi, annonça-t-il d’une voix sourde. De notre tranchée, nous avons vu vos grenadiers tomber sous le feu de la mitraille ennemie…

Il contourna lentement le bureau, ses doigts glissant sur la fine plaque de marbre qui recouvrait l’abattant.

- Des Corses tombés en terre étrangère pour un roi dont ils ignoraient tout…

- Un roi qui nous a porté secours contre les Génois, rectifia Arno sans ciller.

Un léger sourire se dessina sur le visage du fermier général, qui inclina insensiblement la tête.

- Ah, l’honneur, les dettes d’honneur…, dit-il avec un soupir. Ainsi, il se trouve encore de ces hommes capables de tout sacrifier pour une semblable chimère… 

- Oui, car cette chimère est la dernière distinction de ceux à qui on a tout pris, réagit Arno en élevant la voix.

L’autre haussa les sourcils d’un air faussement impressionné.

- Sans doute, sans doute…, concéda-t-il. Mais dis-moi, ce matin-là, lorsque nous sommes entrés dans cette ville, qu’est-il devenu, ton honneur ?

- Ma compagnie était de réserve, aucun de mes hommes n’a participé au pillage.

- Un pillage… ?

Brissart laissa ce mot en suspens, comme pour en mesurer la signification, et il demeura quelques instants sans rien dire, les yeux dans le vague.

- Bah… Au fond, tu as raison, mon ami, c’est ainsi qu’en parleront nos historiens, plus tard. Et il est tout à fait vain de revenir sur ce qui s’est vraiment passé là-bas…

Il prit place dans le fauteuil, les avant-bras posés sur le bureau, et d’un signe du menton, invita Arno à s’asseoir en face de lui.

- Mais aujourd’hui, te voilà devant moi, et visiblement décidé à accepter une offre dont tu ne sais encore rien. Puis-je connaître la raison d’un tel revirement ?

Arno baissa les yeux, l’air embarrassé, et s’appliqua à réciter le boniment imaginé par la Vaudry.

- C’est l’affaire de quelques semaines tout au plus… Mon principal client s’est absenté de Paris, et en attendant son retour, je me retrouve malencontreusement dans le besoin. Si j’ai trouvé à me loger non loin d’ici, il me manque encore quelques dizaines de livres pour assurer le quotidien.

- Tu les auras, fit Brissart avec une moue dédaigneuse. L’argent ne m’importe guère à vrai dire, d’autant que j’entretiens déjà une foule de prétendus beaux esprits pour faire la conversation à mon épouse.

Repoussant son fauteuil, il se leva à nouveau et fit quelques pas sur le côté jusqu’à une vitrine où étaient exposées plusieurs armes blanches. Du bout des doigts, il frôla le tranchant d’une épée, celui d’un sabre à lame courbe avant de décrocher de son support une rapière à la monture dorée dont il fendit l’air à deux ou trois reprises.

- Pour ma part, le voilà, mon honneur, Lavasina ! C’est là tout ce que j’ai conservé de notre ancienne vie, et je le remets en jeu dès que le destin me le propose, au gré de mes rencontres.

Son bras effectua soudain un mouvement du bas vers le haut, lâchant la rapière qui décrivit une longue courbe avant de retomber vers Arno qui s’en empara au vol.

Brissart apprécia la précision du geste d’un éclat de voix enthousiaste.

- Quelques semaines, dis-tu ? Cela me convient. Je vais te signer un sauf-conduit pour le port de l’arme. Ensuite, libre à toi d’endosser l’uniforme de la Ferme, de dormir sous mon toit ou ailleurs. Sois présent lorsque je fais appel à toi, c’est tout ce que je demande. Quant à Blayac, n’aie crainte, je me charge d’adoucir ses humeurs.

Comme Arno ouvrait la bouche pour parler, Brissart leva la main avec autorité.

- Non, pas de questions ! Aucun de mes hommes n’en pose jamais. Tu aviseras ce soir, après notre première sortie.

Puis, posant sa main sur l’épaule d’Arno, il ajouta d’un air complice :

- Mais tu es de ceux qui aiment le danger et entre nous, je suis heureux que tu aies croisé mon chemin. Empruntons-le ensemble pendant quelque temps, puisque tu y consens, je t’assure que tu y découvriras des plaisirs insoupçonnés…

Il laissa s’écouler quelques secondes avant de conclure :

- Et surtout, prépare-toi à avancer au bord de mon précipice…

 

11

 

Arno quitta l’hôtel des Brissart peu après midi, alors que le soleil tombait à la verticale sur le pavé clair de la place Louis-le-Grand. Il la traversa d’un pas alerte et tourna dans la rue Saint-Honoré où il se réfugia durant quelques instants à l’ombre d’une porte cochère. 


C’était l’heure où le beau monde sortait dîner, et malgré la largeur de l’avenue, les cochers peinaient à se frayer un passage au milieu des passants qui remontaient vers le Palais-Royal et le Pont Neuf. Plutôt que de se mêler à eux, le jeune homme bifurqua sur la droite et chercha durant quelques instants la direction du Cours-la-Reine. La promenade étant encore déserte, il trouva sans peine un banc qui surplombait le Port aux pierres, où les ouvriers travaillaient au déchargement de moellons. Plus loin, en contrebas, la Seine s’étirait mollement entre la berge et les rives de l’île des cygnes. Arno tira de sa poche un mouchoir pour tamponner les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. La tête lui tournait, sans doute sous l’effet de la chaleur, et il éprouvait des difficultés pour respirer, même après avoir ouvert son justaucorps. Il songea un instant à la Vaudry, à Victoire, qui devaient se faire un sang d’encre en attendant son retour. Non, il ne voulait voir personne, du moins pas dans l’immédiat. 

Inutile de se mentir, reconnut-il après un temps, c’est à cause de Brissart.

Il avait si souvent entrevu ses traits lors de ses nuits sans sommeil, l’imaginant tantôt en bête brute ou encore en monstre froid et insensible aux autres. Mais le fermier général était d’une autre trempe que toute la canaille qu’il avait connue autrefois, et sous son air altier et volontiers cynique, on devinait également une meurtrissure dans le regard.

Comme une souffrance qu’il tentait de dissimuler.

- Ils ont tué Stella ! s’exclama le jeune homme pour couper court à ses réflexions. Avec ses complices, avec Blayac et ses gabelous, ils avaient violenté sa Stella, salissant son corps avant de l’abattre et de l’abandonner sur une table d’auberge. Peu importe le coupable, ces misérables méritaient tous le même sort !

Arno cracha à terre avec force, se remémorant les paroles du vieil Albertini : « Qui ne se venge pas est méprisé ! »

Puis, relevant les yeux vers l’horizon, il dit tout haut :

- Ton père sera bientôt là, Samperu !

 

Dès son retour, la Vaudry ferma à clé les portes du sérail afin d’improviser un conseil de guerre en tête-à-tête avec lui. Elle le bombarda d’abord de questions sur le nombre d’hommes dont disposait Brissart, sur la distribution des pièces de l’hôtel ou d’éventuelles sorties dérobées.

- Au diable ! Rien à espérer de ce côté-là, maugréa-t-elle après l’avoir entendu, jamais tu n’en réchapperais. Il faudra agir ailleurs, attendre l’occasion propice ou l’attirer dans une embuscade. Et ces escapades nocturnes, pourquoi faire tant de mystère ?

- Je l’ignore, reconnut Arno, mais notre homme se montre excessivement prudent : il ne sort jamais sans ses gabelous.

La matrone se renfonça dans son ottomane, les lèvres pincées, et demeura un long moment silencieuse, ses bajoues se contractant et se relâchant au gré de ses réflexions. Elle eut bientôt un geste las qui balaya l’air comme pour chasser une mauvaise odeur.

- Bah, il y aurait bien un moyen de se débarrasser de toute cette engeance, mais cela ferait du raffut, et tu devrais disparaître sitôt l’affaire achevée.

- Je ne demande rien d’autre, à quoi pensez-vous ?

- J’ai conservé des relations dans les bas-fonds des Halles, du côté de l’ancienne Cour des miracles. Notamment quelques Corses qu’on m’a envoyés comme Ange l’a fait avec toi. Ils me rendent service de temps à autre, lorsqu’une petite nouvelle échoue entre leurs pattes…

- Et de telles canailles seraient prêtes à nous aider ?

La Vaudry haussa les épaules, l’air perplexe.

- Qui sait avec ces gredins ? Pour quelques liards, ils éventreraient même leurs propres enfants…

- J’ai conservé des économies, assura Arno. Quant à ces hommes, j’en ai vu des plus coriaces, je me charge de les mettre au pas.

La grosse femme renifla, toujours hésitante, avant de s’extirper de son siège et d’aller se planter dans l’angle de la croisée.

- L’heure avance, mon garçon, nous parlerons d’argent plus tard. Tu devrais regagner ta chambre et prendre un peu de repos. De mon côté, je vais réfléchir aux détails de notre affaire…

Comprenant qu’il était inutile d’insister, Arno ramassa son ceinturon de cuir et sa rapière avant de quitter la pièce. Victoire l’attendait dans la pénombre, à la sortie de l’escalier. En le découvrant son arme à la main, elle réprima un mouvement de surprise.

- Vierge Marie ! Que s’est-il passé, Monsieur ?

- Ce n’est rien, petite, la tranquillisa Arno en lui passant le dos de la main sur la joue. Mais je suis heureux de te trouver là. Allons, entre quelques instants, il doit me rester des cerises, ce serait dommage de les laisser se gâter.

La jeune femme jeta un regard inquiet dans son dos avant de le suivre dans la chambre et de prendre place sur la chaise qu’il lui indiquait. Arno tira le guéridon sous la fenêtre et vint s’asseoir en face d’elle, son bol de fruits à la main.

- Maman n’aimerait pas me savoir ici, seule avec vous, protesta Victoire.

Arno sourit avec bienveillance. Il lui montra du bout du menton le paysage qui surplombait les toits tout proches, et plus loin le pont noir de monde, accablé par la chaleur.

- Allons, quel mal faisons-nous à bavarder un peu ? Tu n’as rien à craindre de moi, je te l’assure.

Victoire avait rougi, et malgré sa chevelure défaite qui lui tombait sur le menton, Arno vit ses petites joues se plisser sous le coup de l’émotion.

- Oh ! Vous êtes tellement bon, vous ! Je veux bien rester, oui. Mais dans ce cas, parlez-moi encore de votre beau pays, de cette Corse que vous avez quittée…

Arno ne se fit pas prier. Et pendant près d’une heure, il lui raconta dans le détail ses actes de brigandage dans le Cap, en compagnie de Roccu Spada, de Scevola et de ses anciens compagnons. Victoire l’écoutait en silence, le regard tourné vers le lointain, vers ces paysages qui se dessinaient insensiblement sous ses yeux.

- Jamais je n’aurais pu quitter des lieux aussi enchanteurs, dit-elle, rêveuse, lorsqu’il eut fini.

Arno remua du bout des doigts le bol vidé de ses dernières cerises, il détourna le regard et reconnut du bout des lèvres :

- Nous n’avions pas le choix… Roccu Spada n’est pas homme à pardonner…

 - À cause de Stella ? hasarda Victoire après un temps.

Éludant la question, Arno alla se placer au coin de la croisée et ajouta d’une voix changée :

- Qui le lui reprocherait ? À sa place, moi, j’aurais remué ciel et terre pour assouvir ma vengeance…

Sentant le vague à l’âme qui s’était emparé de lui, Victoire préféra se taire, contemplant durant un moment la silhouette qui se découpait dans l’embrasure de la fenêtre. À le voir dans cet état, bouleversé par la simple évocation du nom de sa femme, les larmes lui montèrent aux yeux. Tirant un mouchoir de sa manche, elle les essuya prestement, un peu honteuse de sa sensiblerie. Qu’allait-elle s’imaginer ? À la fin du mois au plus tard, il aurait quitté Paris, les oubliant elle et ses compagnes d’infortune. Et d’ailleurs, pourquoi un tel homme se serait-il attardé sur une petite bouquetière sans nom, une moins que rien comme elle, dressée à vendre ses charmes au client de passage ?

Comme le clocher de Notre-Dame sonnait huit heures, elle vit Arno prendre une profonde inspiration, puis une autre, plus longue encore. Il se dirigea ensuite vers le lit où l’attendait son équipement.

- Je ne serai pas revenu pour souper, annonça-t-il tout en ajustant le porte-épée autour de la taille.

Avant de loger la rapière dans son fourreau, il tendit la lame devant lui et en examina le tranchant. Ses mouvements étaient réglés avec soin, minutieux, même lorsqu’il rabattit ses manchettes sur les poignets.

- Que dois-je dire à Maman Vaudry ? hasarda Victoire lorsqu’il eut achevé ses préparatifs.

Arno fit deux pas dans sa direction et prit sa main entre ses doigts.

- Rien, ne lui dis rien, elle sait déjà. Tu es une brave fille, Victoire… Et quand cette affaire sera réglée, je ferai le nécessaire pour te tirer d’ici…

Puis il se pencha pour déposer un léger baiser sur le dos de sa main. L’instant d’après, Arno avait tourné les talons et quitté la pièce. Restée seule, la jeune femme demeura un long moment immobile, en proie à une émotion qu’elle n’aurait su nommer. Elle se répétait encore et encore les mots qu’il avait prononcés avant de sortir. Partir d’ici ! Quitter Paris ! Et avec lui ! Le suivre au loin, vers ces merveilleuses contrées dont elle connaissait à peine le nom !

Cette fois, lorsque les larmes la gagnèrent, Victoire ferma les yeux pour mieux savourer son bonheur.

 

(à suivre ici)