vendredi 31 décembre 2010

Julie de Lespinasse (3)

Le hasard veut que ce soit chez Claude-Henri Watelet (lointain ancêtre du fondateur des éditions Télémaque) qu'au mois de juin 1772, Julie fait la connaissance du colonel Guibert. Ce dernier vient de publier son Essai général de tactique, futur bréviaire de Napoléon, dans lequel il expose ses thèses sur la stratégie militaire. Beau parleur, séducteur, il est alors l'un des hommes les plus recherchés de Paris. Voltaire dira même de lui : " Des âmes comme celles de Guibert ne sont pas de leur siècle et trouvent à peine chez leurs contemporains quelques âmes de leurs trempes qui les comprennent."
Cette rencontre fait forte impression sur Julie, qui écrit aussitôt à son ami Condorcet : "Il me plaît beaucoup ; son âme se peint dans tout ce qu'il dit ; il a de la force et de l'élévation. Il ne ressemble à personne."
En dépit de ses sentiments pour Mora, et presque malgré elle, Julie entre en correspondance avec Guibert, qui voyage alors en Europe. Ses premiers courriers laissent déjà entrevoir cette jalousie funeste qui grandit en elle, puisque Guibert connait alors une liaison finissante avec Mme de Montsauge : "Vous m'aviez assuré que vous n'étiez plus amoureux de cette femme et que vous aviez l'âme si libre, si dégagée de tout sentiment que votre plus vif désir était de vous marier." Une autre lettre, datée de l'été 1773, montre combien Julie pressent le malheur qui ne va pas tarder à la frapper : " Je me suis trompée, ou vous êtes créé pour faire le bonheur d'une âme vaine et le désespoir d'une âme sensible. Je plaindrais une femme sensible dont vous seriez le premier objet ; sa vie se consumerait en craintes et en regrets." Insensiblement, et comme en réponse à l'indifférence de Guibert, les propos de Julie se font plus intimes : "A peine trouvez-vous dans votre mémoire la trace des affections qui vous animaient les derniers jours que vous avez passés à Paris... Plût au ciel que vous fussiez mon ami ou ne vous avoir jamais connu !" (juillet 73). Ou encore : " Je pense que c'est un malheur dans ma vie que cette journée que j'ai passée il y a un an à Moulin-Joli (chez Watelet). Je déteste, j'abhorre  la fatalité qui m'a poussée à vous écrire ce premier billet."
Julie sent naître en elle ce sentiment qui la perdra bientôt. Comment pourrait-elle aimer deux hommes à la fois, elle qui n'a jamais connu l'amour de sa vie ?
A la fin de l'été 73, Guibert annonce son retour à Paris. Julie le revoit aussitôt, elle ne peut s'en empêcher. Et le militaire va bientôt céder à l'empressement de la salonnière. Début 74, lors d'une soirée qu'ils passent ensemble dans la loge de Julie à l'opéra, Guibert et elle "burent la coupe du délicieux poison." Elle lui écrira peu de temps après ces autres mots magnifiques : " De tous les instants de ma vie, 1774 - Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends."
Triste coïncidence, car dans le même temps, à quelques centaines de kilomètres de là, Mora connaît une nouvelle attaque de son mal, presque fatale. Jamais Julie ne se pardonnera son comportement. En 1775, elle fera à son amant ce triste aveu : " Ah! Il y a un an qu'à pareille heure M. de Mora fut frappé du coup mortel ; et moi, dans le même instant, à deux centes lieues de lui, j'étais plus cruelle et plus coupable que les ignorants barbares qui l'ont tué. Je meurs de regrets ; mes yeux et mon coeur sont pleins de larmes. Adieu, mon ami, je n'aurais pas dû vous aimer."
Il lui reste alors un an à vivre. Un an à expier... 
Nous y reviendrons une dernière fois.

jeudi 30 décembre 2010

Julie de Lespinasse (2)

C'est au mois de décembre 1766 que Julie rencontre le marquis de Mora, jeune militaire espagnol, fils de l'ambassadeur d'Espagne fraîchement nommé en France. De douze ans son aînée, Julie n'en est pas moins impressionnée par le jeune homme, puisqu'elle écrit peu de temps après au président Hénault : "Je veux vous parler de ce qui m'affecte en ce moment, d'une nouvelle connaissance dont j'ai la tête pleine et dont je vous dirais que j'ai le coeur plein, si vous ne me niiez pas d'en avoir un."
Si ce premier séjour dure peu, le suivant (hiver 67-printemps 68) va donner lieu à un coup de foudre réciproque et à une courte période d'idylle amoureuse. Julie est à un tournant de sa vie, déjà gagnée par ce mal de vivre que chanteront les poètes romantiques cinquante ans plus tard. Sans idéal, sans foi, elle connaît alors un dégoût de vivre qu'elle tente d'oublier en fréquentant le tourbillon mondain. Son envie d'aimer, jamais encore elle n'a pu la satisfaire. D'Alembert est là, c'est vrai, mais il n'est qu'un ami, même si de ses amis il demeure le meilleur.
Julie dira plus tard que ces quelques mois furent les meilleurs de son existence. A son départ en mai 1768, Mora promet à Julie qu'il va démissionner de l'armée. De fait, il regagne bientôt Paris (en juin ), et Julie d'avouer : " J'étais aimée à un degré que l'imagination ne peut atteindre. Tout ce que j'ai lu était faible et froid en comparaison du sentiment de Monsieur Mora. Il remplissait toute sa vie ; jugez s'il a dû occuper la mienne."
Le malheur commence à s'insinuer début 1771, lorsque Mora tombe malade et que les médecins lui conseillent de regagner l'Espagne pour soigner ses poumons. Pendant son absence, c'est le pauvre d'Alembert en personne qui se rend quotidiennement à la poste pour y chercher les courriers attendus par Julie. Grimm déplorera ce zèle aveugle dans sa Correspondance Littéraire :" Il n'y a point de malheureux Savoyard à Paris qui fasse autant de courses, autant de commissions fatigantes que le premier géomètre de l'Europe, le chef de la société encyclopédique..."
Passant outre les conseils des médecins, Mora regagne Paris en août 1771. Désormais, Julie passe ses matinées seule avec lui, et chaque soir, elle se montre à ses côtés dans son salon et même dans le monde. Une nouvelle atteinte de son mal va pourtant contraindre Mora à quitter une nouvelle fois Paris, en août 1772. 
"Je ne saurais assez vous dire la douleur que me cause ce départ. Je ne pourrais jamais assez m'y réduire si je n'étais assuré de mon retour qui comblera mes voeux et remplira toutes mes espérances", écrit le jeune marquis dans une lettre où perce son inquiétude.
Quelques jours après la séparation, Julie écrira pour sa part : " Toute la nature est morte pour moi, excepté l'objet qui anime et remplit tous les moments de ma vie."
Un amour sincère, passionné et exclusif, dont Julie devra pourtant faire son deuil puisqu'elle ne reverra jamais plus son amant...
Il nous faudra y revenir.

mercredi 29 décembre 2010

Julie de Lespinasse (1)

En découvrant le parcours tourmenté de Julie de Lespinasse, j'ai imaginé cette femme belle, d'une de ces beautés qui échappent miraculeusement au temps.
Ce ne fut pas le cas. Le visage de Julie fut précocement ravagé par la petite vérole. Tant pis. Mon prochain roman réparera cette injustice. Elle en sera l'un des personnages centraux.
Je passerai sous silence les premières années de la jeune femme, née en 1732, pour en arriver plus rapidement à ces instants décisifs, lorsqu'elle quitte l'entourage de Mme du Deffand en 1764 pour ouvrir son propre salon rue de Bellechasse (rive gauche). Elle n'a encore aucun bien, sinon cet esprit unanimement loué qui lui permet d'attirer chez elle bon nombre des habitués du salon de son ancienne protectrice. Un peu plus de 7000 livres par an, auxquels il faut retrancher un loyer annuel de 950 livres, et il lui reste environ 6000 livres à Julie pour créer sa propre société. Un peu moins, en fait, puisqu'elle doit payer les gages de ses quatre domestiques. Son logis est donc modeste : deux étages d'une petite maison située à une centaine de mètres du couvent Saint-Joseph. Au premier de ces étages, on trouve le salon, une chambre à coucher, un cabinet de toilette, et une autre chambre de personnel. Au 2nd, la cuisine, le logement de la femme de chambre, et quelques pièces de débarras.
 En quittant le salon de Mme du Deffand, Julie emporte avec elle l'une de ses pièces maîtresses : d'Alembert. Le géomètre est tombé à ce point amoureux de l'ancienne secrétaire de la marquise qu'il emménage bientôt chez elle. Cet amour fut-il partagé ? Leur relation fut-elle consommée ? On peut en douter, tant d'Alembert trainait derrière lui une triste réputation dans ce domaine. Quant à Julie... Mais il est encore trop tôt pour en parler.
A l'ouverture de son salon, les premiers billets d'invitation de la jeune femme sont des plus spirituels :
"soeur de Lespinasse fait savoir que sa fortune ne lui permet d'offrir ni à dîner ni à souper, et qu'elle n'en a pas moins l'envie de recevoir chez elle les frères qui voudront venir digérer."
Le succès est immédiat, et Julie reçoit bientôt chez elle ce que Paris compte de plus illustre : Turgot, Condorcet, Suard, Grimm, Marmontel, Morellet... C'est dans ce salon qu'aura lieu le fameux conseil de guerre destiné à perdre Rousseau lors de sa célèbre querelle avec Hume.
L'existence de la salonnière est désormais parfaitement ordonnée : elle consacre ses matinées à la lecture et à sa correspondance ; elle fait quelques courses l'après-midi, puis à partir de six heures, son salon s'ouvre aux visiteurs. Le lieu devient en quelque sorte l'un des laboratoires de l'Encyclopédie. La conversation y est libre, parfois légère, et on peut se livrer à des apartés sans craindre le courroux de son hôtesse.
Rien d'exceptionnel jusque-là, me direz-vous. C'est exact. Sauf qu'à l'âge de 34 ans, Julie n'a pas encore connu l'amour. Et en 1766, son destin va irrémédiablement basculer, jusqu'à la mener à la mort dix ans plus tard, en 1776.
Mourir d'aimer...  Difficilement compréhensible pour bon nombre de nos contemporains, davantage habitués aux sentiments légers et aux relations sans lendemain. Il me faudra donc y revenir...

lundi 27 décembre 2010

Les Confessions (6) : l'accusation de Marion

L'un des temps forts des Confessions se trouve dans le livre II, entièrement consacré à l'année 1728, lorsque Jean-Jacques devient domestique chez Mme de Vercellis à Turin. Un jour, il vole un petit ruban, et comme on découvre le larcin, il accuse la jeune cuisinière Marion de le lui avoir donné. On assiste alors à une véritable scène de procès en présence d'un juge (le comte de la Roque), d'une accusée (Marion) et d'un accusateur (Jean-Jacques). En lisant ce récit, on ne peut s'empêcher d'établir la parallèle avec la scène des peignes cassés (voir article dans ce blog), à cette exception près que les rôles sont désormais inversés. Cette fois, les apparences condamnent la jeune fille, et une nouvelle fois, elles décident du verdict puisque Marion est renvoyée. Pour dramatiser les conséquences de son méfait, Rousseau imagine le triste destin de Marion : "Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter ?" Puis, sans transition, il évoque son propre cas : "l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait". Très vite, enfin, il se fait son propre avocat : "si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré." En somme, les véritables responsables, ce sont ceux qui se sont fondés sur les seules apparences pour prendre leur décision ! D'ailleurs, et Rousseau achève le livre II sur ces propos, ce crime aura eu une autre conséquence, plus décisive encore : "Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis."
Ce récit est effectivement décisif dans l'entreprise apologétique de Rousseau : 
-il prouve tout d'abord au lecteur que la promesse du tout dire, annoncée dans le préambule ("voici ce que j'ai fait"), est effectivement respectée par l'auteur. S'il raconte un tel forfait, on peut être sûr qu'il racontera tout...
-s'il s'agit du "seul" crime jamais commis, c'est que l'abandon des enfants n'en est pas un. D'ailleurs, Rousseau n'y consacrera que quelques pages aux livres VII et VIII.

mercredi 22 décembre 2010

Les Confessions (5) : Rousseau et l'injustice

Si Rousseau condamne l'hypocrisie des relations mondaines, c'est parce qu'il a longtemps fréquenté les salons parisiens, qu'il a vu à l'oeuvre les orateurs les plus célèbres du moment, et qu'il connaît le sort réservé à ceux qui se révèlent incapables de briller en société. Dans ces lieux de sociabilité, peu importent votre valeur ou vos qualités, seules comptent l'apparence et l'image que vous offrez de votre personne. Dans le microcosme des hôtels Dupin, Geoffrin ou du Deffand, le paraître l'emporte toujours sur l'être.
Et à son grand désespoir, Rousseau ne parvient jamais à se mettre en valeur. Il n'a ni le sens de la  répartie, ni le talent de l'improvisation indispensable pour se faire valoir aux yeux des autres. Et l'indifférence qu'il suscite alors, Rousseau la vit comme une terrible injustice, convaincu qu'il est de ses qualités personnelles.
Au livre I des Confessions, un épisode illustre parfaitement cette supériorité regrettable du paraître sur l'être.   Jean-Jacques se trouve alors en pension chez les Lambercier. Un matin qu'il étudie seul dans une pièce, les peignes de Mlle Lambercier tombent à terre et se cassent. Comme l'explique Rousseau, "les apparences me condamnaient", et malgré ses dénégations, l'enfant est sévèrement corrigé afin qu'il avoue son forfait.
"Qu'on se figure... un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible..."
Le récit dit des peignes cassés vise un double objectif.
- montrer que la vie sociale corrompt l'innocence originelle, que cette 1ère injustice conduit l'enfant à "mentir", à se "mutiner", à se "cacher". La réussite est à ce prix, puisque l'honnêteté ne paie pas...
- authentifier (une fois encore !) Rousseau, montrer que son combat contre l'injustice sociale trouve sa source dans l'enfance du philosophe et non dans une quelconque posture. Le Genevois trouve là une preuve supplémentaire de la sincérité de son engagement. Il précise d'ailleurs quelques lignes plus bas : "le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'y avoir pas beaucoup renforcé."

On retrouve là encore ce lien de cause à conséquence, de l'expérience enfantine aux principes de l'adulte, un raisonnement récurrent dans les six premiers livres de l'autobiographie.

samedi 18 décembre 2010

Les Confessions (4) : Jean-Jacques chez Ducommun

C'est faire fausse route que de chercher les failles de Jean-Jacques dans son enfance. A fortiori, lorsque c'est lui-même qui la raconte dans les Confessions.
A mon sens, tout le personnage de Rousseau (mais aussi ses écrits) s'explique par cette journée décisive de 1749, lorsqu'il rend visite à Diderot en prison de Vincennes et qu'il décide d'écrire son Discours sur les Sciences et les Arts (voir articles de septembre). Le 2nd Discours (celui sur l'Inégalité) ne sera qu'un prolongement de cette première diatribe contre la société policée de Lumières.
Rousseau sera raillé pour ces propos ; ses amis les plus proches (Diderot, Grimm) l'accuseront d'ailleurs publiquement d'hypocrisie et de tartufferie, de jouer le rôle d'un Diogène du XVIIIème siècle. Comme le dira Grimm dans sa Correspondance Littéraire, "le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer.
Rousseau consacrera près de 20 ans et plusieurs oeuvres à prouver son authenticité.
Prenons l'exemple de son apprentissage chez le graveur Ducommun, raconté au livre I des Confessions. La "tyrannie" de ce jeune maître va très rapidement corrompre la bonté originelle du jeune Jean-Jacques. Il se définit lui-même comme un "enfant perdu" qui apprend "à convoiter en silence", "à dissimuler", "à dérober enfin". "Je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul", précise-t-il pour expliquer sa métamorphose. D'un coup d'un seul, il vient d'illustrer la thèse de son Discours sur l'Inégalité. C'est la propriété, l'injustice, et l'inégalité sociale qui sont cause de tous nos maux. D'ailleurs, sa vie en est l'exemple même ! Pour souligner son propos, il ajoute quelques lignes plus bas : "La convoitise et l'impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons..."
Toujours ce lien de causalité, omniprésent dans les 6 premiers livres des Confessions
Voici quelle fut ma vie, voici ce que cela prouve... 
Et si on inverse la démarche : voici ce que j'affirme ; voici quelle fut ma vie. Voyez à quel point elle illustre la vérité de mes thèses...

lundi 13 décembre 2010

Les Confessions (3) : Rousseau et Paris

Au livre IV des Confessions, Rousseau raconte son entrée à Paris, alors qu'il est âgé de 18 ans à peine : 
" Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais ! La décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient chercher à Paris autre chose encore. (...) En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux."

Bon, Paris pue ; Paris est sale ; Paris est une ville bruyante et insupportable pour qui aime le calme. Tout cela, depuis Le Parfum de Süskind, nous le savions déjà.

Le souci, c'est que Jean-Jacques va y demeurer plus de vingt ans, sans que personne ne l'y contraigne d'une façon ou d'une autre. Lorsqu'il regagne Genève (en 1754), sa ville natale, malgré ses nombreuses déclarations d'intentions, on sent bien chez lui ce désir de revenir vers la lumière et les fastes parisiens.
Attirance et répulsion, voilà le lien complexe qui unit Rousseau à Paris. Durant ses premières années, il fréquente pourtant les salons en vogue, ceux de Mme du Deffand, de Mlle Quinault... Il est présent tous les soirs, comme les autres, à se montrer, à vouloir se faire remarquer. Hélas pour lui, il ne parvient pas à briller. Il passe même à ce point inaperçu que Mme Dupin, qui l'emploie comme secrétaire, lui donnera systématiquement congé les soirs où elle reçoit ses invités. Voilà les premières années parisiennes de Jean-Jacques : celle d'un parasite comme tant d'autres. Son système de notation musicale n'ayant connu aucun succès, il espère se faire valoir pas la musique (les Muses galantes) ou même la comédie (Narcisse). En vain. Les échecs se multiplient, et à la fin des années 1740, Rousseau se résigne presque à renoncer à ses rêves de gloire. "Je crois m'apercevoir chaque jour que c'est le hasard seul qui règle ma destinée...", écrit-il à Mme de Warens en 1748. Il faudra le succès du Discours sur les Sciences et les Arts (en 1750) pour que Rousseau accède enfin au rang des hommes qui comptent dans l'opinion parisienne.
C'est à partir de cette date, lorsque naissent les polémiques autour de ce même discours, lorsque Jean-Jacques devient célèbre, qu'apparaissent sous la plume les premières critiques sur Paris et la vie qu'on y mène. Dans le même temps, ses amis s'amusent de ce personnage devenu soudainement bourru, sauvage, de ce Diogène qu'ils connaissent trop bien pour le croire authentique. Et toute la question est là : lorsqu'il rompt avec Paris, Rousseau prétend redevenir lui-même. Alors qu'aux yeux des philosophes, s'il quitte Paris, c'est uniquement pour asseoir son nouveau personnage et convaincre l'opinion qu'il ne joue pas un rôle. 
J'achèverai cet article par ces propos de Grimm, extraits de sa Correspondance Littéraire : "Le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer." Vous l'aurez compris, c'est de son ancien ami Rousseau qu'il parle en ces termes...


samedi 11 décembre 2010

Les Confessions (2) : l'idylle des cerises

Dans le livre IV des Confessions, Rousseau raconte avec force détails cet épisode amoureux en compagnie des jeunes demoiselles Galley et  Graffenried.

"Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en moi-même : "Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur."
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs."

Imaginaire ou réel, dans l'esprit de Rousseau, cet épisode mérite d'être raconté aux lecteurs de son temps. Et une nouvelle fois, le Genevois donne à ce récit une valeur démonstrative. Notons tout d'abord cette volonté des jeunes gens de ne pas satisfaire immédiatement leur appétit. Ils retardent le moment de prendre "le café" et "les gâteaux". Chez Rousseau, le plaisir se situe davantage dans l'attente que dans l'acte lui-même. Ce n'est pas l'assouvissement du désir qui compte véritablement, c'est davantage le moment qui précède. Quelle leçon il donne là à tous ces mondains parisiens adeptes des plaisirs raffinés de la table et des repas gargantuesques ! Ici, on se contente de "cerises", et pourtant, ce modeste goûter donne lieu à une scène d'une sensualité inégalée. Rousseau prend d'ailleurs soin de préciser : "Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas... pour la sensualité."
Visiblement, certains traumatismes restent profonds, et Rousseau conserve en lui le souvenir de ses mésaventures et de ses maladresses dans ces salons mondains qu'il a tant fréquentés par le passé. D'ailleurs, on peut noter que toute cette scène demeure silencieuse. Les trois jeunes gens n'ont pas besoin de parler, ils se comprennent immédiatement, ayant su spontanément s'ouvrir l'un à l'autre. Rousseau précise encore : 
"nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs." Voilà, tout est dit. Dans ce cadre naturel, loin des artifices parisiens, on peut redevenir soi-même, ne plus mentir, ne plus avoir à paraître... 

Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette conception du plaisir, très inspirée selon moi de la culture protestante. J'en suis d'ailleurs à chercher des textes qui pourraient me renseigner en cela.


vendredi 10 décembre 2010

Les Confessions (1) : le plaisir de la fessée...

Pour mon grand malheur, je n'ai jamais pu prêter foi au récit d'enfance proposé par Rousseau dans les premiers livres des Confessions. Contrairement à certains biographes, je n'ai d'ailleurs jamais cherché à prendre appui sur cette autobiographie pour retracer le parcours du philosophe genevois. Car comment un écrivain âgé de plus de cinquante ans pourrait-il se remémorer les faits marquants de ses jeunes années, alors qu'il ne dispose d'aucune pièce, d'aucun document, en dehors de ses quelques souvenirs ?

Prenons un exemple, peut-être l'un des plus célèbres du livre premier des Confessions : la fessée administrée par Mlle Lambercier au petit Jean-Jacques. Que nous dit Rousseau ? 

"Qui croirait que ce châtiment d'enfant reçu à huit ans... a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie?... En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de trouver autre chose... Même après l'âge nubile, ce goût bizarre...m'a conservé les moeurs honnêtes... Dans mes érotiques fureurs...j'empruntais imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer... Mon ancien goût d'enfant...m'a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes... N'osant jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en conservaient l'idée. Etre aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres... étaient pour moi de très douces jouissances..."

Peu nous importe que cette scène ait réellement eu lieu. Ce qui compte, c'est le lien de causalité qu'établit systématiquement Rousseau (l'écrivain) entre les épisodes de son enfance et l'homme qu'il prétend être devenu. Or, que nous dit-il ici ? Que cette fessée a déterminé sa sexualité à venir, qu'elle lui a conservé des "moeurs honnêtes" jusqu'à un âge avancé. Que, même adulte, il n'a jamais rêvé d'autre chose que d'être dominé et soumis à une femme. Certains psychologues ont voulu y voir du masochisme. Là encore, cela ne présente que peu d'intérêt, dès lors qu'il nous avoue ce penchant. 

Pour ma part, (et c'est là mon "malheur"...), je continue de m'interroger sur les raisons de cet aveu et j'y vois plusieurs explications possibles.
-Rousseau cherche à couper l'herbe sous le pied à ceux de ses contemporains qui l'accusent d'être un "débauché", un "séducteur", voire un propagateur de maladies (relisez le Sentiment des Citoyens, écrit par Voltaire)
-En faisant cet aveu, il prouve au lecteur qu'il est capable de tout dire, même le plus honteux. Dès lors, on ne peut que croire en sa sincérité la plus totale. Pourquoi cacherait-il quelque chose puisqu'il se met à nu ?
-Ce récit bat en brèche une autre rumeur qui court dans Paris à son propos : Rousseau serait impuissant, ce qui expliquerait son peu d'empressement auprès des femmes. Or, ici, cette anecdote expliquerait les véritables raisons de ce comportement peu "viril"...
-Ce récit accrédite enfin la thèse d'un Rousseau différent de ses contemporains, incompréhensible pour eux, mais authentique. Non, il n'a pas jamais joué de rôle, ce n'est pas un de ces bateleurs de foire qui cherchent à se singulariser. D'ailleurs, toutes les facettes de son caractère se trouvent expliquées par son enfance, ce que prouve cet épisode.

Comme vous le constatez, les premiers livres de cette autobiographie offrent une richesse interprétative quasiment inégalée. Et dans le même temps, elle plonge le passionné dans un abîme de perplexité...



vendredi 3 décembre 2010

La Nouvelle Héloïse (1)

"Le roman de Jean-Jacques ! A mon gré, il est sot, bourgeois, impudent, ennuyeux" (Voltaire) ; "prolixe, emphatique, énigmatique, précieux, ignoble, suivant les passages" (Fréron) ; "Tout le monde peut s'apercevoir de l'absurdité de la fable, du défaut du plan et de la pauvreté de l'exécution" (Grimm).


Voici l'accueil que reçoit la Nouvelle Héloïse au moment de sa sortie en 1761. Rousseau y travaille depuis 1756, date où il s'installe à Montmorency, dans l'ermitage de la Chevrette. Cette histoire d'amour impossible entre Saint-Preux et Julie, Rousseau l'imagine au cours de ses longues promenades dans les bois, à une période où, quoi qu'il en dise, l'éloignement de Paris et la solitude commencent certainement à lui peser. Voici comment il parle de la genèse du roman dans les Confessions : "L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon coeur."
Aucune oeuvre du Genevois n'est aussi personnelle, en ce sens qu'elle transcrit ce que son auteur a vécu durant ces quelques mois en compagnie de Sophie d'Houdetot. Comme Sophie, Julie est mariée ; comme Saint-Preux, Rousseau refuse de la corrompre. Comme M. de Wolmar, Saint-Lambert (l'amant de Sophie) encourage sa maîtresse à rencontrer Rousseau pendant son absence. 
Jamais Rousseau n'a été aussi authentique que dans la Nouvelle Héloïse. Certaines des lettres de Saint-Preux à Julie trouvent sans nul doute leur origine dans la correspondance enflammée qu'il eut alors avec Sophie d'Houdetot. Plus encore que dans les Confessions, au caractère éminemment apologétique, Jean-Jacques se livre à coeur ouvert dans ce roman fleuve (six volumes de trois cents pages, au moment de sa sortie).

Et le succès public est immédiat. Certaines lectrices louent même le livre à l'heure pour le dévorer en quelques jours. Rousseau a gardé trace de ces innombrables lettres d'inconnus qui lui parviennent dans les mois qui suivent : "J'ai lu et relu, Monsieur, votre sublime roman ; je l'ai savouré et digéré, pour me servir de vos termes les plus expressifs ; j'en ai senti jusqu'à l'enthousiasme, l'harmonie... Que la vertu vous aura d'obligation !" (lettre d'un fermier général qui garde l'anonymat) ; "Malheur à celui qui lira cet ouvrage sans en avoir une forte envie de devenir meilleur, cet homme-là ne vaut rien du tout." (lettre du lieutenant de chasse Le Roy).

Ces dizaines de courriers expriment tous le même enthousiasme, la même reconnaissance, la même émotion : celle de lecteurs qui rencontrent dans ce roman une sensibilité nouvelle qu'ils attendaient depuis trop longtemps, parfois même sans en avoir conscience. Best-seller du XVIIIème siècle, la Nouvelle Héloïse annonce par bien des aspects le roman sentimental des romantiques, cinquante ans plus tard.

A une époque où les Encyclopédistes asséchaient (reproche formulé par de nombreux hommes de lettres) la littérature par leurs traités, leurs opuscules et leurs discours, Rousseau prenait une nouvelle fois son monde à revers, en livrant cette oeuvre à l'origine de sa reconnaissance auprès du grand public.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi Voltaire s'est acharné à longueur de correspondance sur cet ouvrage que pour sa part il n'aurait pu écrire...