mercredi 28 novembre 2012

Mémoires du Marquis d'Argenson (1)

Etrangement méconnnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France. De ce secrétaire d'état affecté aux affaires étrangères (entre 1744 et 1747), on retiendra notamment un très audacieux plan de réformes dont je livre ci-dessous quelques extraits.
d'Argenson
-Le Roi "dessineroit lui-même" des "départemens ou intendances, de cent à cent-vingt paroisses chacun. Il pourroit y en avoir près de cinq cents dans le royaume."
-"Représenter les abus qui résultent aujourd'hui des corvées, et que la fondation et l'entretien de grandes routes auroient lieu à moins de frais étant confiés aux communautés.
Ainsi, par succession de temps et d'affaires, on chargeroit, sans l'avoir annoncé, ces petits États de tous les détails de police, finance, justice par arbitrage; ce royaume seroit gouverné admirablement, et l'autorité royale mieux affermie que jamais.
Il s'agiroit donc de ne pas faire voir où l'on va, mais d'amener le roi par la voix publique à souhaiter lui-même ces établissemens. La noblesse seroit la partie de la nation la plus aigrement opposante; car elle sentiroit bientôt que ce plan conduit à la confondre dans la nation, et à réduire ses prérogatives."
 Le Marquis prêche ici en faveur d'un renouveau des institutions provinciales et pour la création de "500" départements auxquels on déléguerait certaines attributions et prérogatives jusqu'alors distribuées à Versailles. Bien conscient de l'hostilité de la noblesse à de tels projets, il ajoute, un brin cynique :
"Il faudroit la faire taire devant les vœux du public, qu'on gagneroit par le succès et les bienfaits évidens.". Propos surprenant, me direz-vous, surtout de la part d'un des plus hauts commis de l'Etat ? Pas vraiment, en fait. Car à bien y regarder, la position du Marquis rejoint celle d'autres aristocrates réformateurs (le Prince de Conti, ou encore Malesherbes), suffisamment lucides sur les périls qui menacent le régime pour accepter de renoncer à certains de leurs privilèges. En effet, toujours dans son journal, d'Argenson manifeste à plusieurs reprises son inquiétude devant les mouvements de révolte qui se multiplient en province ou encore face aux refus répétés du Parlement d'obéir aux ordres du roi : "les réponses du roi sont toujours les mêmes, et avec aussi peu de succès, toujours : je veux être obéi, je veux qu'on enregistre, sur quoi on lui désobéit, et ce commandement, si souvent répété sans exécution, sent l'anarchie déclarée. Ce n'est pas ainsi que l'on commande."(sept. 1751).
Comme l'explique la formule de B. Mély (Rousseau, un intellectuel en rupture), il s'agit pour ces réformateurs de "beaucoup sacrifier pour ne pas perdre tout." Certains d'entre eux, sans doute visionnaires, envisageaient déjà la chute inéluctable de l'Ancien Régime.
(à suivre) 

 

lundi 26 novembre 2012

Salon du roman historique de Levallois

A mon arrivée

L'ouverture des portes au public

Le rush

Le rush (bis)

Avec Eric Marchal (Influenza, Le soleil sous la soie) pour une très agréable rencontre

jeudi 22 novembre 2012

Royal Affair



 

Pour son quatrième long métrage, NiKolaj Arcel associe le romanesque au fait historique pour nous faire découvrir l'un des événements majeurs qui changera le destin du Danemark. Royal Affair, ou l'occasion de découvrir une page capitale de l'histoire danoise.

Danemark, 1766. Caroline Mathilde (Alicia Vikander), une princesse anglaise d'à peine 15 ans, fait le voyage au Danemark pour y rencontrer son futur époux, le roi Christian VII (Mikkel Boe Folsgaard). Capricieux et instable, pour ne pas dire complètement dérangé, le jeune monarque se contente de remplir son devoir conjugal avant de délaisser complètement la jeune reine. Devenue mère, Caroline Mathilde s'isole et songe à regret à sa douce Angleterre. De son coté, le roi devient incontrôlable et Johann Struensee (Mads Mikkelsen), un médecin aussi talentueux que charismatique, est mandaté par les ministres pour l'encadrer. Très vite, Struensee devient le complice du roi, avant de réussir à mystifier la Cour tout entière, et ce malgré les idées humanistes et libérales qui le portent. Intriguée par cette forte personnalité, la reine tombe sous le charme de cet homme qui partage les mêmes idéaux qu'elle. Les deux amants cèdent alors à une passion fusionnelle qui leur donnera la force de peser sur l'évolution des choses. Encouragé par la reine, Struensee exerce son ascendant sur Christian afin de faire adopter des réformes inspirées des idées de Voltaire et Rousseau : abolition de la torture, suppression du servage et des châtiments corporels, liberté de la presse...Les lois s'accumulent avant que le Conseil ne mette fin à cette « révolution » en marche, entrainant de fait une issue fatale pour les deux amants...


A la manière de
Marie Antoinette de Sofia Coppola, Royal Affair s'ouvre sur le destin rempli de craintes et d'espoirs d'une jeune et naïve princesse. Alors que l'épouse de Louis XVI délaisse la politique au profit d'une vie de douceurs et de plaisirs, Caroline Mathilde prend conscience que son rang lui permet d'agir et de bousculer les règles établies par la noblesse et le clergé. Ces deux femmes auront pourtant en commun de connaitre une fin tragique à leur parcours hors normes.

Dans la peau de la reine, la jeune Alicia Vikander (24 ans) se révèle simplement excellente, étalant une palette de jeu tout en subtilité pour incarner un personnage fort dont la complexité s'étale sur une période de plus de 10 ans. Dans le rôle de celui qui fera chavirer son coeur et du même coup le destin de son pays, Mads Mikkelsen fait montre d'une intelligence de jeu remarquable (et remarquée puisque celui ci à remporté la Palme du meilleur acteur au dernier Festival de Cannes). Reste Alicia Vikander, un acteur de théâtre qui nous fait tantôt percevoir l'effrayante folie ou la détresse de Christian VII en un simple regard.


Incroyable histoire que celle d'un couple aussi amoureux qu'engagé qui réussira en l'espace de quelques mois à donner au Danemark des lois qui seront appliquées dans le reste de l'Europe bien des décennies plus tard ! Même si NiKolaj Arcel confie avoir développé ses propres partis pris pour atteindre l'harmonie idéale entre la grande histoire d'amour et le thriller politique, le résultat très contemporain ne semble dénaturer en aucun cas la vérité des faits historiques. On reprochera cependant le coté trop didactique du scénario, qui semble vouloir par instants nous donner un cours d'histoire pour que l'on saisisse toute l'étendue de l'événement. Cet effort s'en ressent jusque dans la mise en scène qui alourdit parfois certains passages trop dramatiques pour être filmés si froidement.

Article La dépêche

mercredi 21 novembre 2012

Ce n'est plus Diderot...

le Diderot de Fragonard (1769)
Diderot était représenté jusqu’à aujourd’hui par deux portraits majeurs. L’un est signé de Louis-Michel Van Loo et l’autre de Fragonard. Et voilà que le Figaro nous apprend que le second repose sur une imposture. 
Plus de trois siècles ont été nécessaires, aux spécialistes de l’art, pour remarquer que le Diderot de Fragonard n’était pas Diderot. Le fait que l'auteur de «Jacques le fataliste» s'y retrouve avec des yeux bleus avait bien suscité quelques interrogations, mais c’est au cours d’une vente aux enchères, le 1er juin dernier, chez Drouot, que la vérité a vraiment éclaté.
Dans la liste des objets figurait une feuille de dessin de Fragonard. Sur celle-ci, on comptait dix-huit croquis de portraits, dont l’un est censé représenter le philosophe. Mais sous le dessin se trouve une mention manuscrite qui révèle un nom ne correspondant pas à celui de Diderot.
Interrogé par «le Figaro», Vincent Pomarède, responsable des peintures du Louvre, l’atteste: le nom est «illisible mais ne peut en aucune manière être déchiffré comme celui de Denis Diderot».Il vient donc de modifier la fiche d’information de l’œuvre en vue de son transfert au Louvre à Lens dont l’ouverture est prévue pour début décembre. Les manuels d'histoire littéraire n'ont plus qu'à réviser aussi leurs légendes. 

N. Guégan (Nouvel Obs) 

lundi 19 novembre 2012

Le Salon du Roman Historique de Levallois 2012

Le Salon du Roman Historique de Levallois 2012 - Vidéo Dailymotion


Après cet agréable week-end en Normandie (au salon du livre de Valognes), place à Levallois dimanche prochain 
(14 h-18h30).
Au plaisir de vous y retrouver. O Marchal 

 

vendredi 9 novembre 2012

Le XVIIIè, siècle féministe ? (2)

A l'occasion du baptême de la rose Louise Dupin (à Chenonceau, en juin dernier), E. Badinter s'est longuement interrogée sur la châtelaine maîtresse des lieux au XVIIIè, et en particulier sur l'ouvrage qu'elle écrivait alors et qu'elle a pourtant renoncé à publier. Comment expliquer un tel renoncement, alors que 1200 feuillets étaient déjà rédigés (souvent corrigés de la main de Rousseau) et que l'épouse du fermier général y avait de toute évidence consacré plusieurs années de travail ?
E.Badinter au moment du baptême de la rose L Dupin
Pour esquisser une réponse, comparons son attitude à celle de deux autres salonnières des Lumières : Fanny de Beauharnais et Louise d'Epinay

Fanny de Beauharnais
Femme du monde issue de la finance, Fanny de Beauharnais a tenu un salon fréquenté par des figures littéraires telles que LS Mercier, Restif de le Bretonne ou encore Chénier. Mais en s'affirmant progressivement comme femmes de lettres, elle attira sur elle de nombreuses railleries qui discréditèrent à terme la réputation de son salon. Ainsi, ses poèmes furent souvent attribués à son amant Dorat et on en vint même à se moquer du rouge qu'elle aimait porter sur ses joues.
Chloris, belle et poète, a deux petits défauts
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers
Imaginée par Lebrun, cette épigramme assassine révèle une fois encore l'incompatibilité entre la pratique d'hospitalité de la salonnière et sa prétention au bel esprit.

Louise d'Epinay présente quant à elle un profil extrêmement proche de celui de Louise Dupin. Epouse d'un fermier général, c'est la fréquentation de quelques grands hommes de lettres (Rousseau, Duclos, Diderot, Voltaire) qui l'a amenée vers l'écriture. D'abord par un roman autobiographique 
Louise d'Epinay
(commencé vers 1756 mais resté dans un tiroir) puis par un autre écrit autobiographique publié anonymement en 1758. On constate que Madame d'Epinay hésite longuement à franchir le pas et à s'afficher publiquement comme femme de lettres. Alors qu'elle travaille aux Conversations d'Emilie (autre ouvrage consacré à l'éducation et qu'elle publie en 1774), elle écrit à son ami Galiani : "Je ne vous en parle pas parce que j'attends quelques bonnes plaisanteries de votre part (...) Quand il sera fini, je vous donne bonne carrière, et je serai la première à en rire avec vous." Contrairement à Fanny de Beauharnais, Madame d'Epinay semblait pleinement consciente du ridicule auquel elle s'exposait en publiant à visage découvert. "Une femme parfaite est celle dont on n'entend jamais parler", écrit-elle encore dans ce même ouvrage, comme pour exorciser sa propre conduite.  

Les grandes salonnières du XVIIIè siècle, celles qui se sont imposées dans la durée, étaient trop avisées pour se risquer à l'écriture. Ni Madame Geoffrin, ni Madame du Deffand, ni Madame Dupin n'ont jamais cherché à acquérir d'autre réputation que celle d'hôtesses à la fois aimables et agréables. 

C'est là qu'au XVIIIè doit s'arrêter l'ambition d'une femme du monde, même si elle a eu la chance de naître dans un siècle prétendument féministe...

NB : Au plaisir de vous retrouver, notamment lors des deux salons du livre à venir : à Valognes (les 17 et 18 novembre), puis à Levallois (le 25 novembre). O Marchal 
(1è partie de l'article) 
 

lundi 5 novembre 2012

Le XVIIIè, siècle féministe ? (1)

Voilà encore une de ces fausses idées largement répandues par notre intelligentsia, et relayées ensuite dans les manuels scolaires destinés à nos têtes blondes : le XVIIIè siècle serait soi-disant celui de l'émancipation intellectuelle de la femme, celui qui aurait permis au "2ème sexe" d'accéder au monde des idées et de devenir progressivement l'égal de l'homme. Et de relever les exemples nombreux de salonnières et autres femmes d'esprit, les Olympe de Gouges, Emilie du Châtelet, Louise d'Epinay..., figures apparemment reconnues par leurs contemporains, mais surtout abondamment cités par les pasionarias féministes du XXè siècle...
A y regarder de plus près, on découvre pourtant une réalité bien plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord...

Prenons le cas d'Emilie du Châtelet, l'un des esprits féminins les plus brillants des Lumières, comme l'a magistralement expliqué E. Badinter dans "Emilie, Emilie, ou l'ambition féminine". Elève et amante du savant Maupertuis mais également de Voltaire, c'est tout naturellement que la jeune femme s'est tournée vers les mathématiques et la physique. Ses travaux sur Leibniz, sur la propagation du feu et enfin sa traduction (ainsi que son commentaire) des Principia de Newton lui valent d'être reconnue par de nombreux scientifiques de l'époque. 
Pourtant, cette prétention à l'esprit scientifique attire également sur elle les quolibets et les pires railleries. Ainsi de Frédéric II, à qui elle propose d'apprendre les rudiments de la physique, et qui lui répond : "Je sens bien que si j'avais le plaisir de vous voir, je vous parlerai de tout autre chose que de physique."(1739). Pire encore, cet hommage posthume de Madame du Deffand publié dans la Correspondance Littéraire de 1777 : "Née sans talents, sans mémoire, sans goût, sans imagination, elle s'est faite géomètre pour paraître au-dessus des femmes, ne doutant point que la singularité ne donne la supériorité.(...) Sa science est un problème difficile à résoudre. Elle n'en parle que comme Sganarelle parlait latin, devant ceux qui ne le savaient pas. (...) Tant de prétentions satisfaites n'auraient cependant pas suffi pour la rendre aussi fameuse qu'elle voulait l'être : il faut, pour être célèbre, être célébrée ; c'est à quoi elle est parvenue en devenant maîtresse déclarée de M. de Voltaire. C'est lui qui la rend l'objet de l'attention du public et le sujet des conversations particulières ; c'est à lui qu'elle devra de vivre dans les siècles à venir, et en attendant, elle lui doit ce qui la fait vivre dans le siècle présent."
Comme l'explique fort bien Louise d'Epinay (dont nous parlerons), "Une femme a grand tort et n'acquiert que du ridicule lorsqu'elle s'affiche pour savante ou pour bel esprit et qu'elle croit pouvoir en soutenir la réputation..." Le mot est lâché : "ridicule". Voilà la réputation que s'attire inévitablement toute femme qui prétend se distinguer dans certains domaines réservés aux hommes. Si on lui accorde alors le droit (et le talent !) d'écrire des petits vers, voire des romans ou des contes, il ne saurait être question pour elle d'aborder des questions plus sérieuses comme la métaphysique ou les sciences ! (à suivre)