jeudi 28 janvier 2016

A propos du centralisme jacobin, par Florence Gauthier (2)


 
l'historienne Florence Gauthier

L’esprit de la révolution était décentralisateur

Voyons de plus près. La Grande Peur de juillet 1789 avait autorisé un renouveau des municipalités urbaines et rurales et la réorganisation administrative du royaume fut, dans ses grands traits, la suivante.
Les communes rurales et urbaines élisaient elles-mêmes le maire et le conseil municipal. Les provinces furent supprimées et remplacées par des départements dont le directoire était également élu. Entre les deux, les cantons et les districts avaient des conseils également élus.

Dans la Constitution de 1791, les ministres étaient encore nommés par le roi, mais la décentralisation administrative, du directoire de département à la commune, leur retirait leur ancienne puissance.

Le principe de l’élection de toutes ces instances décentralisées correspondait à cette conscience si forte à l’époque du danger d’un pouvoir exécutif (administratif dans le langage d’aujourd’hui) d’autant plus autonome qu’il était irresponsable, c’est-à-dire sans contrôle public. Il faut bien comprendre que ces siècles de despotisme avaient rendu le pouvoir royal opaque. La publicité de la vie politique fut la chose la plus frappante que les révolutionnaires créèrent et vécurent : parole libérée, publications foisonnantes tout d’un coup, lumières faites sur le fonctionnement de l’exercice des pouvoirs publics, publication des archives qui, jusque-là, étaient la propriété des ministres ou des intendants qui conservaient leurs papiers chez eux. L’idée même de bâtiments publics pour installer les agents publics fut véritablement inventée et généralisée à ce moment-là. On peut imaginer alors ce que signifiait l’existence d’un corps législatif débattant PUBLIQUEMENT des questions et des lois. La presse de l’époque restituait cette publicité de la vie politique en publiant des comptes-rendus DÉTAILLÉS des débats parlementaires ou en les commentant. Le public dévorait ces deux sortes de journaux et les critiques les plus raffinées furent faites au moindre détail qui voilait au peuple la publicité de cette vie politique neuve. 
Un exemple : on pensait alors selon les principes des théories politiques de la liberté en société, que les ministres, parce qu’ils n’étaient pas des élus du peuple, mais des commis de l’exécutif, n’avaient pas même le droit de pénétrer dans l’enceinte du corps législatif lorsqu’il siégeait et ne pouvait y être admis que sur invitation expresse des députés et non pour délibérer. Cette salutaire allergie au pouvoir exécutif s’explique par le souvenir récent du despotisme qui voyait le roi nommer des ministres payés « comme des ministres », sur l’argent public, et qui n’étaient responsables, non devant le public, mais devant le roi seul, les affaires politiques étant alors secrètes. 
Cependant, la Constitution de 1791 détourna l’enthousiasme pour cette publicité de la vie politique en manipulant le droit du citoyen. Sieyès, abusant à nouveau des mots, créa une forme nouvelle de despotisme en distinguant le citoyen actif du citoyen passif. Les riches, puisque la distinction reposait sur le montant des impôts que le citoyen payait, étaient actifs, les pauvres passifs.



 
section II constitution de 1791
Ce système affectait donc la décentralisation administrative rappelée plus haut en en faisant une aristocratie des riches décentralisée, imposant ses lois aux citoyens passifs. En langage républicain de l’époque, ce système fut désigné par Robespierre comme une nouvelle forme d’esclavage politique :

« Enfin la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave, car la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l’aristocratie est l’état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des Riches. » (avril 1791)

Robespierre nous apprend, au passage, l’importance que revêtait alors le rapport des citoyens aux lois, ou souveraineté : la liberté ou l’esclavage, ce dernier justifiant la résistance à l’oppression. Si un peuple n’est pas souverain, s’il ne participe pas aux lois auxquelles il devra obéir, il est alors soumis aux lois d’autrui, il n’est donc pas libre. 
 
Le Gouvernement révolutionnaire et la décentralisation

À partir du printemps 1791, le « côté gauche » conduit par Grégoire, Pétion et Robespierre, parvint à chasser le parti de Barnave de la Société des Amis de la Constitution de Paris. La politique anti-populaire de la Constituante accompagnée de la trahison du roi lui-même préparèrent la Révolution du 10 août 1792 qui renversa la monarchie et sa Constitution.

À peine la Convention était-elle élue au suffrage universel cette fois - et dans les campagnes, ne l’oublions pas, les femmes avaient l’habitude « médiévale » de participer aux votes - qu’un nouvel obstacle se dressait sur la route de la République démocratique et sociale. Ce fut la diversion de la guerre de conquête en Europe menée par les Brissotins devenus Girondins et qui, effrayés à leur tour par le caractère populaire de la dernière révolution, cherchaient à la détourner. Mais les peuples européens n’aimèrent pas la conquête girondine et conduisirent - ou laissèrent leur roi le faire - la guerre de résistance à l’occupation. Le gouvernement girondin perdit la confiance du peuple et 22 de ses membres furent, non pas arrêtés, mais chassés de la Convention par l’insurrection des 31 mai-2 juin 1793.

La Convention montagnarde fut alors conduite par les députés du  
« côté gauche » - appelés Montagnards : la Montagne ou le rocher des droits de l’homme - dont le premier soin fut d’achever la Déclaration des droits et la constitution le 24 juin 1793. 
constitution du 24 juin 1793
 
Le 10 octobre, la Convention mettait en place le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. On a dit les choses les plus bizarres et les plus contradictoires à ce sujet. Limitons-nous à cette question du centralisme. 
Saint-Just et Billaud-Varenne, membres du Comité de salut public, présentèrent à la Convention le 10 octobre puis le 18 novembre 1793 le projet de gouvernement révolutionnaire. 
Le problème à résoudre était le suivant : depuis la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, la législation montagnarde avait enfin répondu au mouvement populaire avec une législation agraire favorable à la paysannerie, y compris les paysans pauvres, et jeté les bases du grand projet d’économie politique populaire. Le peuple considérait que la législation était révolutionnaire, mais que son application était empêchée par l’exécutif. Saint-Just expliqua le 10 octobre que la contre-révolution était dans l’exécutif, et plus précisément encore, dans le gouvernement qui est la tête de l’exécutif. Il proposait donc de révolutionner, non le législatif qui fonctionnait bien, mais l’exécutif.

Les solutions mises en pratique furent les suivantes :

Le Comité de salut public formé de députés élus par la Convention elle-même, continuerait d’être contrôlé chaque mois par la Convention. Il serait chargé d’exercer le contrôle du législatif sur l’exécutif en surveillant le conseil des ministres et l’application des lois. Il était ainsi au courant de tout ce que faisaient et recevaient les ministres. 
L’application des lois se ferait au niveau des communes, le plus près des citoyens, de façon à ce qu’ils exercent eux aussi leur contrôle de l’exécutif. La décentralisation administrative était toujours effective. Le contrôle de la hiérarchie département, district, canton, commune, dont les conseils et les responsables étaient toujours élus - et depuis le 10 août 1792, au suffrage universel cette fois ! - ce contrôle donc fut confié par la Convention aux procureurs syndics. Voyons de plus près.

La fonction de procureur-général-syndic était, conformément à l’esprit de l’époque, éligible et il était chargé de surveiller le bon fonctionnement de l’institution et de signaler aux autorités compétentes toute anomalie. Il siégeait dans les conseils municipaux et autres pour connaître leur fonctionnement, mais n’avait pas le droit de participer aux votes. 
Ce fut à cette fonction que le gouvernement révolutionnaire confia le contrôle de l’exécution des lois au niveau des communes et des districts. Ce contrôle par les procureurs syndics s’effectuait par correspondance. Ils devaient écrire tous les dix jours au Comité de salut public pour l’informer de l’application ou non des lois de leur ressort. Ce fut de cette manière que le Comité de salut public était informé de ce qui se passait en France au niveau de l’application des lois.

Si le procureur syndic n’écrivait pas, ou se révélait incapable de remplir sa mission, il était révoqué et réélu par la commune ou au niveau du district. 
Par ailleurs, depuis 1789, les assemblées des députés avaient mis en pratique l’envoi de députés dans les départements où se révélaient des troubles ou autres problèmes. La Convention montagnarde continua de pratiquer la chose et l’organisation du gouvernement révolutionnaire précisa les pouvoirs de ces représentants du peuple en mission dans les départements. Ils n’avaient plus le droit de prendre des décisions de nature législative durant leur mission comme ils avaient pu le faire précédemment, ils devaient au préalable retourner à la Convention pour exposer la situation et leur projet de loi et la Convention prenait alors la décision. Ne pas comprendre est une chose, calomnier en est une autre. Cette expérience de révolution est remarquable pour avoir tenté de frayer un chemin neuf en refusant toute forme de dictature, de concentration des pouvoirs, de centralisation, soit toutes les formes institutionnelles tendant à ôter au législatif l’exercice du pouvoir de décision.

Les adversaires des Lumières, des révolutions des droits de l’homme et du citoyen de cette époque, des républiques démocratiques et sociales, des droits des peuples à leur souveraineté en vue de la paix et non des guerres de conquête, firent tout leur possible pour calomnier cette histoire et en faire perdre la mémoire. Ils ont réussi à rendre l’accès à la connaissance de ces expériences de plus en plus difficiles sinon incompréhensibles. 
La version stalinienne a laissé une interprétation extrêmement dangereuse en n’hésitant pas à faire l’apologie de la dictature dite de salut public pour désigner le gouvernement révolutionnaire de la Convention montagnarde. Cette thèse de la dictature a pu aveugler au point de faire perdre de vue tout ce qui vient d’être rappelé, et en particulier de confondre un représentant en mission avec un intendant de l’ancien régime ou un préfet de Napoléon ! Expliquons : un intendant, on l’a vu, comme un préfet de Napoléon, appartient au pouvoir exécutif. Nommé par la tête de l’exécutif, le roi, Napoléon ou un chef de gouvernement, il ne devrait pas être confondu avec un député élu, un représentant du peuple, en principe responsable devant ses électeurs.

Une telle chose n’est possible que lorsque la confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif est à son comble. Or, c’est bien ce qui est arrivé, à plusieurs reprises, au XXe siècle.
Pourquoi le qualificatif de jacobin est-il accolé à centralisme alors que ce dernier doit l’être à royal ou impérial, ou peut-être, pour être bien clair, à despotique ? Il se pourrait que cela relève d’un de ces abus des mots signalés en exergue.

Tocqueville

Pour conclure, on lira avec humour et profit ce que Tocqueville qui, lui, s’il n’était pas un ami des droits de l’Humanité, savait néanmoins distinguer entre centralisme despotique, c’est-à-dire un exécutif fort et liberté en société, a écrit à ce sujet très précis : « Les premiers efforts de la révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration qui ont triomphé à cette époque et depuis, mais, bien au contraire ceux de l’Ancien régime qui furent remis alors en vigueur et y demeurèrent. » L’Ancien Régime et la Révolution, 1856, chap. 5. 
On le voit, il n’y a pas, ici, de centralisme jacobin…

mardi 26 janvier 2016

A propos du centralisme jacobin, par Florence Gauthier (1)

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l'historienne Florence Gauthier


La révolution en France commença plutôt bien lorsque l’extraordinaire crise - principalement financière car il y avait une dette impressionnante - conduisit le roi Louis XVI à convoquer son conseil élargi, les États généraux. La consultation fut faite à un suffrage fort ouvert puisque les députés étaient élus, dans les campagnes, par tous les chefs de feu (chef de maison). Et il y avait beaucoup de chefs de feu qui étaient des femmes et qui participèrent à l’élection. Le roi pensait limiter son grand conseil à la question financière, mais tout de suite, les députés posèrent tous les problèmes, et en premier lieu celui de la souveraineté. Comme le roi s’entêtait, quelques députés osèrent penser sans l’aide du roi et même contre lui et ils entraînèrent une partie de chacun des trois ordres, clergé, noblesse et Tiers état, à opérer une révolution en se déclarant assemblée nationale constituante et en jurant de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution au peuple français.



Ce fut dans cette effervescence que se forma un club de députés qui prit le nom de Société des Amis de la Constitution. Le nom, on le voit, correspondait à cette première action.




Les États généraux avaient été réunis par le roi à Versailles et commencèrent le 5 mai 1789. La révolution juridique qui transforma les États généraux en Assemblée nationale constituante se fit les 17 et 20 juin suivants. Ce fut donc l’acte I de la révolution. C’était bien d’avoir osé, mais le roi ne voulait rien entendre et se préparait à faire arrêter les députés et à en finir avec cette cohue à Versailles. Ce fut alors que se produisit l’acte II de la révolution sous la forme d’une immense jacquerie comme on en avait jamais vu encore en France ou ailleurs. Cela commença au début du mois de juillet 1789 et se termina à la fin du même mois, trois semaines environ et le pays avait complètement changé ! Que s’était-il passé?



Inquiets des nouvelles qui arrivaient par les lettres de leurs députés, les paysans s’étaient pris en mains et avaient décidé de dire clairement à la seigneurie qu’ils ne voulaient plus du régime féodal avec sa hiérarchie, la justice du seigneur, les rentes à payer et tous ces droits sur les routes, les ponts, les marchés et partout, les confiscations des biens communaux dont les villages avaient besoin pour vivre, bois interdits aux villageois, usages sur les communaux devenus payant etc…Eh bien, tout cela allait changer. Les habitants s’étaient réunis sur la place du village et avaient organisé des visites du château du seigneur pour lui dire, à lui ou à son représentant, que c’était terminé et qu’ils ne payeraient plus les rentes féodales. Et ils l’avaient fait. Des groupes de cent à deux cents habitants, armés de leurs instruments de travail, arrivaient au château qui les faisait entrer. Les habitants demandaient les titres de propriété du seigneur et les brûlèrent. À la nuit tombante, le seigneur logea et nourrit les habitants qui souvent dormirent sur place et s’en allèrent le lendemain.



Le plus étonnant fut de constater que ces mêmes faits se reproduisirent dans tout le pays traversé par cette jacquerie, soit plus des trois quarts du royaume. Et en même temps, les institutions de la monarchie s’effondrèrent comme château de cartes, lorsque les intendants disparurent, se terrant chez eux ou fuyant ! L’Assemblée était sauvée par la jacquerie.



Cependant, de nombreux députés prirent sérieusement peur devant ce mouvement populaire. Où allait-on si le peuple s’en mêlait comme il l’avait aussi fait dans les villes et à Paris en prenant le pouvoir local ? Les rentes féodales portaient sur la moitié des terres cultivées environ : les seigneurs refusaient de perdre la moitié de leur fortune. Il leur faudrait alors s’opposer au mouvement paysan.



La contre-révolution seigneuriale, largement représentée dans l’Assemblée constituante, n’avait cependant pas les coudées franches pour agir à la fin du mois de juillet 1789. Il lui fallut composer et ce qui ressort des décrets de la Nuit du 4 août est le résultat suivant. L’Assemblée réussit l’exploit de rendre hommage à l’intervention populaire tout en lui retirant les fruits de sa victoire. En effet, elle décréta d’un côté : « L’Assemblée détruit entièrement le régime féodal », et de l’autre elle retint le principe du rachat des droits féodaux que les paysans seraient contraints de faire pour se libérer. Ce rachat était impossible aux paysans pauvres.



Elle dut encore accepter de donner une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour répondre aux doléances du peuple.



La Déclaration des droits fut votée le 26 août 1789. Ce texte condense la théorie politique de la révolution qui se situe dans la tradition de la philosophie politique anglaise, et plus précisément lockienne. Son préambule résume de façon saisissante les principes des « républicains » de l’époque et ceux des droits de l’Humanité tels que présentés précédemment.




Le principe de la souveraineté, comme bien commun du peuple, en est le fondement. Les pouvoirs publics sont non seulement séparés, mais aussi hiérarchisés, le législatif étant le pouvoir suprême. Ce pouvoir législatif était formé de l’ensemble des textes de nature constituante, comme l’était alors la Déclaration des droits, du corps législatif formé des députés élus et enfin des pouvoirs des citoyens eux-mêmes qui élisent les députés, contrôlent le respect des principes et disposent de ce droit de résistance à l’oppression (art. 2), qui est une des caractéristiques de la théorie politique de ces républicains.



L’article premier rappelle ce birthright, ce premier droit de l’Humanité : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »



En conséquence des journées populaires des 5 et 6 octobre 1789, le roi et l’Assemblée durent s’installer à Paris. La Société des Amis de la Constitution se trouva un lieu de réunion rue Saint-Honoré, dans un couvent des Dominicains surnommés Jacobins à cause du nom de la rue Saint-Jacques où se trouvait la maison-mère. On disait alors pour la désigner, la Société des Amis de la Constitution séante aux Jacobins. Ce furent les adversaires de cette société qui créèrent ces dénominations alors péjoratives, puis insultantes, de « Jacobins » et de « Jacobinisme ».




Ce fut donc sur le clivage qui apparut à la suite de l’insurrection populaire de juillet 1789, appelée Grande Peur, que l’Assemblée constituante se divisa en un « côté gauche » qui voulait appliquer les principes de la révolution, c’est-à-dire ceux de la Déclaration des droits, et un « côté droit » qui fit tous ses efforts pour l’en empêcher et se débarrasser de ce texte.



La Société des Amis de la Constitution qui regroupait les députés du « côté gauche » devint l’enjeu de luttes acharnées car différents courants du « côté droit » voulurent en prendre la direction et y parvinrent au début de l’année 1790 : le parti de Barnave s’empara de la Société de Paris, mais ne réussit pas en province. On peut voir les progrès du parti de Barnave à l’Assemblée comme à la Société depuis 1790 jusqu’au printemps 1791. La Constitution contre-révolutionnaire de 1791 en fut le résultat.

(à suivre ici)

mardi 19 janvier 2016

Les philosophes en prison (5)


On a coutume de répéter (et d'enseigner !) que tout au long du XVIIIè siècle, l'autorité royale réprima avec force les insolences de ceux qu'on surnommait alors les philosophistes et qui se réunirent bientôt autour du projet encyclopédique.

En août 1749, le marquis d'Argenson constatait effectivement dans ses Mémoires : "On a arrêté ces jours-ci quantité d’abbés, de savants, de beaux esprits et on les a menés à la Bastille, comme le sieur Diderot, quelques professeurs de l’Université, docteurs de Sorbonne, etc. Ils sont accusés d’avoir fait des vers contre le roi, de les avoir récités, débités, d’avoir frondé contre le ministère, d’avoir écrit et imprimé pour le déisme et contre les mœurs, à quoi l’on voudrait donner des bornes, la licence étant devenue trop grande. Mon frère en fait sa cour et se montre par là grand ministre."

Mais oublions durant quelques instants de Diderot pour nous intéresser au sort réservé à ces "abbés", "savants" et autres "beaux esprits" arrêtés en même temps que lui pour avoir eux aussi écrit "pour le déisme et contre les moeurs".
L'un des textes en question, un poème, contenait notamment les vers suivants :

« Quel est le triste sort des malheureux Français !
 Réduits à s’affliger dans le sein de la paix ! » (...)
« Tandis que Louis dort dans le sein de la honte,
Et d'une femme obscure indignement épris
, (la Pompadour)
Il oublie en ses bras nos pleurs et nos mépris. »

Un autre écrit, une poissonnade contre la Pompadour,  s'en prenait vertement à la favorite :
 

 
Les archives de la Bastille nous apprennent que ces textes valurent à leurs auteurs, mais également à ceux qui les diffusèrent, une arrestation et une peine d'emprisonnement identique à celle de Diderot. On omet pourtant de préciser ce que devinrent ces hommes à l'issue de leur séjour derrière les barreaux. Voyons le détail :


"18 octobre 1749.
J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai signifié à M. Bonis, en le mettant en liberté, de la Bastille, d’ordre du Roi, du 2 du présent mois, qui l’exile à Montignac-le-Comte, en Périgord." 
Hémery à Berryer

"30 octobre 1749. 

L’ordre que j’ai eu l’honneur de vous adresser pour exiler hors du royaume Hallaire, se trouve absolument conforme à ce qui a été arrêté au sujet de ce particulier; mais puisque vous pensez qu’il convient de ne le reléguer qu’à Lyon, sa patrie, je n’hésite point à vous envoyer un nouvel ordre à cet effet." D’Argenson à Berryer

"11 novembre 1749. 

J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai notifié à l’abbé Guyard, en le mettant en liberté de la Bastille, l’ordre du Roi, du 2 octobre dernier, qui l’exile à 50 lieues de Paris, au bas de la copie duquel il a fait sa soumission." Hémery à Berryer

"23 novembre 1749. 

J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai signifié à l’abbé Sigorgne, en le mettant en liberté, l’ordre du Roi du 2 octobre dernier qui l’exile à Hambercourt, en Lorraine." Hémery à Berryer 

Qu'ils soient hommes d'église, étudiants ou professeurs, tous ces beaux esprits arrêtés au cours de l'été 1749 ont subi, in fine, la même peine d'éloignement de Paris. Tous sauf Diderot...
Diderot

BERRYER A DU CHÂTELET

"3 novembre 1749. J’ai l’honneur de vous envoyer la lettre de cachet qui y est adressée pour mettre en liberté du château de Vincennes, le sieur Diderot qui y est prisonnier de l’ordre du Roi; vous voudrez bien, s’il vous plaît, la faire mettre à exécution, et m’en accuser la réception."

Comment expliquer ce traitement de faveur ? N'en doutons pas, au moment de décider du sort de Diderot, l'argument économique a pesé de tout son poids. L'encyclopédie représentait à elle seule plusieurs centaines d'emplois, et personne ne pouvait raisonnablement assumer la responsabilité de la faillite des Libraires associés au projet. Or, sous l'ancien régime, l'argent pesait déjà plus lourd que toute considération morale...
 

dimanche 17 janvier 2016

Les philosophes en prison (4)

(lire l'article précédent)

Cette confession a porté ses fruits puisque le lieutenant général Berryer informe le marquis du Châtelet que Diderot peut désormais sortir du donjon et circuler en toute liberté sur les terres du château : « Sa Majesté voulait bien aussi, en considération du travail de libraire dont il est chargé, permettre qu'il communiquât librement et sous les précautions d'usage, par lettres ou de vive voix, dans le château, avec les personnes du dehors qui y viendraient soit à cet effet ou pour ses affaires domestiques (...) et que vous voudrez bien lui faire donner au château une ou deux chambres commodes pour coucher et travailler, avec un lit et les autres ustensiles que vous avez coutume de fournir aux prisonniers du donjon, et rien au-delà, sauf à lui s'il veut de plus grandes commodités de se les procurer à ses dépens ». 


le château de Vincennes
A en croire sa fille Mme de Vandeul, ses conditions de détention apparaissent dès lors particulièrement adoucies :
Quelques lignes plus loin, elle ajoute même :
"il passa par-dessus les murs du parc, fut à Champigny, y vit sa maîtresse avec son nouvel amant, revint, coucha dans le parc. Le lendemain matin, il fut prévenir M. du Châtelet de son équipée, et cette petite aventure accéléra sa rupture avec Mme de Puisieux..."


Pourtant, si Diderot est autorisé à circuler librement au sein de l'enceinte du château, et même à recevoir des visites (celle de Rousseau est mémorable, celles rendues par sa maîtresse Mme de Puisieux fort cocasses), on ne lui accorde pas encore le droit de rentrer à Paris pour y reprendre l'entreprise encyclopédique. 
Au cours du mois de septembre, les libraires tentent à nouveau leur chance auprès du comte d'Argenson :
« Les libraires intéressés à l'édition de l'Encyclopédie, pénétrés des bontés de votre grandeur, la remercient très humblement de l'adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au sieur Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent tout le prix de cette grâce; mais si, comme ils croient pouvoir s'en flatter, l'intention de votre grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le sieur Diderot en état de travailler à l'Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très humblement que c'est une chose absolument impraticable: et, fondés sur la persuasion dans laquelle ils sont que votre grandeur a la bonté de s'intéresser à la publicité de cet ouvrage et aux risques qu'ils courraient d'être ruinés par un plus long retard, ils mettent sous ses yeux  un détail vrai et circonstancié des raisons qui ne permettent pas que  le sieur Diderot continue à Vincennes le travail de l’Encyclopédie. (…) Les libraires supplient Votre Grandeur de vouloir bien se laisser  toucher de nouveau de l'embarras sérieux dans lequel les jette l'éloignement du sieur Diderot et de leur accorder son retour à Paris en  faveur de l'impossibilité où il est de travailler à Vincennes"

De son côté, Diderot fait une nouvelle fois amende honorable auprès de Berryer :

"Le sieur Diderot, détenu de l'ordre du Roi au château de Vincennes depuis le mois de juillet, demande sa liberté ; Observe qu'il est l'éditeur de l'Encyclopédie, ouvrage de longue haleine, qui comporte des détails infinis, auxquels il ne peut vaquer étant retenu prisonnier ; Promet de ne rien faire à l'avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs. "

(à suivre)

 

samedi 16 janvier 2016

Les philosophes en prison (3)



Effectué le 1er août 1749, l'interrogatoire du libraire Durand (l'un des quatre en charge du projet encyclopédique) va apporter au lieutenant Berryer la preuve qu'il attendait pour confondre Diderot : 
 
le lieutenant général de police Berryer
"Aujourd'hui vendredi premier jour du mois d'août mil sept cent quarante-neuf, nous Nicolas-René Berryer, chevalier, conseiller du Roi en  ses conseils, maître des requêtes ordinaires de son hôtel, lieutenant  général de police de la ville de Paris, commissaire du Roi en cette  partie, ayant mandé en notre hôtel et par devant nous le sieur Durand,  libraire de cette ville, et lui ayant fait différentes questions sur quatre  ouvrages qui ont paru depuis environ trois ans intitulés : Pensées philosophiques, les Mœurs, les Bijoux indiscrets et, en dernier lieu. Lettre  sur les aveugles à l'usage de ceux qui voyent, et l'ayant sommé de nous  déclarer ce qu'il sait à cet égard, tant sur les auteurs des dits ouvrages  que les imprimeurs qui les ont imprimés, nous a dit et déclaré :    
Qu'en mil sept cent quarante-six le manuscrit des Pensées philosophiques lui a été remis par le sieur Diderot (...)   Que dans le même temps et même commencement, année 1748, le  manuscrit des Bijoux indiscrets a été remis par le sieur Diderot au  sieur Simon, imprimeur rue de la Parcheminerie, de laquelle édition  les exemplaires qui restent nous ont été remis par le déclarant ;   Et qu'enfin en la présente année mil sept cent quarante-neuf le  manuscrit de la Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient a été  remis par le dit sieur Diderot au sieur Simon, imprimeur du Parlement,  de laquelle édition les exemplaires restants nous ont été remis par le  déclarant, qui est tout ce qu'il a dit savoir et a signé avec nous sa présente déclaration.   Berryer, Durand ."

Désormais, d'Argenson et lui n'ont plus qu'à attendre les aveux du détenu, et ce ne sont pas les deux lettres qu'il envoie le 10 août qui les feront fléchir. 
 
- de Diderot à Berryer :
Monsieur, il y eut vendredi huit jours que je comparus pour la première fois de ma vie devant un tribunal et que j'ai compris qu'un interrogatoire était pour un honnête homme la chose du monde la plus  pénible, quelque clémence qu'il supposât dans son juge. 11 n'est donc  pas étonnant que j'aie oublié de vous demander de vive voix les grâces  dont je vous avais sollicité par écrit, celle d'avoir des plumes, de l'encre  et du papier avec des livres et de me promener dans la salle qui tient à ma chambre(…)J'ai laissé à la maison une femme  et un enfant : une femme désolée et un enfant au berceau; ils ne subsistent que par moi. Je leur manque (et ce sera bientôt pour toujours);  que vont-ils devenir? Encore si, au défaut de mes secours, je pouvais  leur procurer ceux de ma famille; mais je ne consultai que mon cœur  et la probité quand je choisis une femme, et mon père ignore encore  mon mariage. (…) Je vous  le demande les larmes aux yeux et en embrassant vos genoux au nom  d'une femme vertueuse qui ne mérite pas d'être misérable et d'un honnête homme qui ne mérite ni d'être ruiné ni de périr dans une prison,  comme il en est menacé par son désespoir et ses douleurs de corps et  d'esprit.   (…)  Que vous dirai-je de mes mœurs? (…) J'ose vous assurer,  monsieur, que, quoique l'homme de lettres ne soit pas tout à fait  ignoré, l'honnête homme est encore plus connu. C'est par là que j'ai  mérité la protection, la connaissance, l'estime ou l'amitié d'un grand  nombre de personnes, entre lesquelles je puis compter Mme du Deffand,  M. de Bombarde, M. Helvétius , Mme la marquise du Châlelet,  M. de Buffon, M. de Voltaire, MM. de Fontenelle, Clairaut, d'Alembert,  Daubenton et autres.   Que ne puis-je vous nommer ici entre mes protecteurs! Voilà, monsieur, cette confession générale que vous demandiez. (...) 

- de Diderot à d’Argenson :
Monseigneur, un honnête homme qui a eu le malheur d'encourir la  disgrâce du ministère implore votre clémence et votre protection. Du  château de Vincennes, où il est détenu depuis vingt jours et où il se meurt de douleurs de corps et de peines d'esprit, il se jette à vos pieds  et vous demande la liberté. (…)
le comte d'Argenson, directeur de la Librairie

Diderot vient de jouer son va-tout, mettant en avant son état de santé (au demeurant parfaite !), ses charges de famille, ainsi que ses relations haut placées. Berryer ne prend même pas la peine de lui répondre...
En désespoir de cause, le philosophe passe aux aveux trois jours plus tard :
 
Diderot à Berryer 13 août
Monsieur, mes peines sont poussées aussi loin qu'elles peuvent l'être;  le corps est épuisé, l'esprit abattu et l'âme pénétrée de douleurs. Je  vous avouerai cependant qu'il me resterait mille fois plus de force  qu'il n'en faut pour mourir ici, s'il fallait en sortir déshonoré dans  votre esprit, dans le mien et dans celui de tous les honnêtes gens.  Aussi suis-je bien éloigné de croire que vous me méprisiez assez pour  faire sur moi cette tentative. Cependant vous voulez être satisfait et  vous allez l'être. (…) à l'extrême confiance  que j'ai dans la parole d'honneur que vous me donnez que vous aurez  égard à mon repentir et à la promesse sincère que je vous fais de ne  plus rien écrire à l'avenir sans l'avoir soumis à votre jugement et que  mon aveu ne sera jamais employé ni contre moi ni contre qui que ce  soit qu'en cas de récidive, cas auquel vous serez libre, monsieur, d'en  faire tel usage qu'il vous semblera bon sans que je puisse me plaindre.  Je vous avoue donc, comme à mon digne protecteur, ce que les longueurs  d'une prison et toutes les peines imaginables ne m'auraient jamais fait  dire à mon juge; que les Pensées, les Bijoux et la Lettre sur les aveugles  sont des intempérances d'esprit qui me sont échappées; mais je puis à  mon tour vous engager mon honneur (et j'en ai) que ce seront les  dernières et que ce sont les seules.  (…)

(à suivre ici)

mercredi 13 janvier 2016

Les philosophes en prison (2)

Diderot est arrêté le 24 juillet 1749, sur ordre du comte d'Argenson, puis conduit en prison de Vincennes. Les archives de la Bastille rendent précisément compte de la chronologie des événements :

Du lieutenant de la Librairie Hémery au lieutenant de police Berryer (24/07) :
J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai arrêté et conduit au donjon de Vincennes, M. Diderot, en vertu de l’ordre du Roi anticipé, en date du jour d’hier. Le commissaire de Rochebrune a préalablement fait une perquisition dans son appartement; il ne s’y est trouvé aucun manuscrit, mais seulement 3 exemplaires du livre intitulé Lettre sur les aveugles.
 
prison de Vincennes
De François-Bernardin du Châtelet, gouverneur du château de Vincennes, au lieutenant de police Berryer (24/07) :
Le sieur Diderot a été amené ce matin par un exempt, avec votre ordre ; je l’ai fait passer sur-le-champ dans le donjon. Vous voudrez bien me faire savoir la manière dont il sera traité. J’espère qu’on lui apportera aujourd’hui bonnet de nuit et linge. 

L'interrogatoire a lieu une semaine plus tard, en date du 31 juillet.
 « Interrogatoire de l'ordre du Roi, fait par nous Nicolas-René Berryer, chevalier, conseiller du Roi en ses conseils, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, lieutenant-général de police de la ville, prévoté et vicomté de Paris, commissaire du Roi en cette partie.

« Au sieur Diderot, prisonnier de l'ordre du Roi au donjon de Vincennes. (...)
«Interrogé de ses nom, surnoms, âge, qualité, pays, demeure, profession et religion;

« A dit se nommer Denis Diderot, natif de Langres, agé de trente-six ans, demeurant à Paris, lorsqu'il a été arrêté, rue vieille Estrapade, paroisse de SaintEtienne du mont, de la religion catholique, apostolique et romaine.
« Interrogé s'il n'a pas composé un ouvrage intitulé: Lettres sur les aveugles, à l'usage de ceux qui voient.
« A répondu que non.
« Interrogé par qui il a fait imprimer le dit ouvrage.
« A répondu qu'il n'a point fait imprimer le dit ouvrage.
« Interrogé s'il n'en a pas vendu ou donné le manuscrit à quelqu'un. A répondu que non. (...)

En fait, Diderot nie tout en bloc. Il n'est l'auteur d'aucun ouvrage licencieux, ni de la Lettre sur les aveugles, ni des Bijoux indiscrets, ni même de l'Oiseau blanc ! L'homme n'est pas sot : il sait qu'il dispose d'appuis, et jusqu'à Versailles. Il ne lui reste donc qu'à attendre son élargissement. Déjà, en date du 29 juillet, il a demandé en vain l'autorisation de se promener dans la cour du château.
la Pompadour pose devant un volume de l'Encyclopédie

Le Libraires en charge de la publication de l'Encyclopédie ont immédiatement réagi en sollicitant d'Argenson :
 LEBRETON, DAVID L’AÎNÉ, DURAND BRIASSON, LIBRAIRES, A D’ARGENSON. 
Nous prenons la liberté de nous mettre sons la protection de V. G., et de lui représenter les malheurs auxquels nous expose la détention de M. Diderot, conduit ce matin à Vincennes, par ordre du Roi; c’est un homme de lettres d’un mérite et d’une probité reconnus; nous l’avons chargé depuis près de 5 ans de l’édition d’un Dictionnaire universel des sciences, des arts et métiers. Cet ouvrage, qui nous coûtera au moins 250,000 liv., et pour lequel nous avons déjà avancé plus de 80,000 liv., était sur le point d’être annoncé au public. La détention de M. Diderot, le seul homme de lettres que nous connaissions capable d’une aussi vaste entreprise, et qui possède seul la clef de toute cette opération, peut entraîner notre ruine. Nous osons espérer que V. G. voudra bien se laisser toucher de notre situation et nous accorder la liberté de M. Diderot. Dans la recherche exacte qui a été faite de ses papiers, il ne s’est rien trouvé qui puisse aggraver la faute par laquelle il a eu le malheur de déplaire à V. G., et nous croyons pouvoir l’assurer que, quelle que soit cette faute, il n’y retombera jamais. 
Mais d'Argenson fait la sourde oreille, et en ce début de mois d'août 1749, Diderot commence à trouver le temps long.


samedi 9 janvier 2016

Les philosophes en prison (1)

Ce fut le curé de la paroisse St-Médard à Paris qui dénonça pour la première fois Diderot aux autorités de police. Nous sommes alors en juin 1747 et son billet, adressé au lieutenant de police Perrault, est tourné comme suit :

« Diderot, homme sans qualité, demeurant avec sa femme, chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de l'île, est un jeune homme qui fait le bel esprit et trophée d'impiété. Il est auteur de plusieurs livres de philosophie, où il attaque la religion. Ses discours, dans la conversation, sont semblables à ses ouvrages. Il en compose un actuellement fort dangereux. Il s'est vanté d'en avoir composé un qui a été condamné au feu par le parlement il y a deux ans. Le sieur Guillotte n'ignore point la conduite et les sentiments de Diderot. Comme il s'est marié à l'insu de son père, il n'ose retourner à Langres. »
Denis Diderot
Le même mois, Perrault rend compte de la manière qui suit à Berryer, son supérieur :


Monsieur ,
« J'ai l'honneur de vous rendre compte qu'il m'a été donné avis que le nommé Diderot est auteur d'un ouvrage que l'on m'a dit avoir pour titre : Lettre ou amusement philosophique, qui fut condamné par le parlement, il y a deux ans, à être brûlé en même temps qu'un autre ouvrage qui avait pour titre: Lettre philosophique sur l'immortalité de l’âme. Ce misérable Diderot est encore après à finir un ouvrage qu'il y a un an qu'il est après, dans le même gout de ceux dont je viens d'avoir l'honneur de vous parler. C'est un homme très dangereux, et qui parle des saints mystères de notre religion avec mépris; qui corrompt les meurs et qui dit que, lorsqu'il viendra au dernier moment de sa vie, faudra bien qu'il fasse comme les autres, qu'il se confessera et qu'il recevra ce que nous appelons notre Dieu, et s’il le fait, ce ne sera point par devoir, que ce ne sera que par rapport à sa famille, de crainte qu'on ne leur reproche qu'il est mort sans religion.
L'on m'a assuré que l'on trouvera chez lui nombre de manuscrits imprimés dans le même genre. Il demeure rue Mouftard, chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de Lisle, à main droite en montant , au premier.
« Perrault. »


Dans un premier temps, Berryer se contente de relever :
"Je n'ai point de preuve qu'il soit l'auteur de l'ouvrage condamné par le Parlement, que le rapport de Perrault et la lettre du curé de St-Médard."

Désormais surveillé par les mouches de la police, Diderot n'en continue pas moins de narguer les autorités sans tenir compte du danger qui plane sur lui. 
La fiche de police rédigée en janvier 1748 le définit comme "un garçon plein d'esprit, mais extrêmement dangereux. Auteur de livres contre le religion et les bonnes moeurs (...) Fait le bel esprit et se fait trophée d'impiété."
Berryer fait surveiller Diderot, et il accumule patiemment les preuves destinées à confondre le jeune insolent. C'est au début de juin 1749, avec la sortie (pourtant anonyme) de La lettre sur les aveugles que les événements vont se bousculer.  
Le très chrétien et très charitable curé de St-Médard est une nouvelle fois le premier à dénoncer Diderot à la vindicte du ministre d'Argenson. Ses efforts vont cette fois porter leurs fruits....
prison de Vincennes

mardi 5 janvier 2016

Florence Gauthier explique 1789

 
Florence Gauthier, historienne


En 1789, face à la crise de la monarchie française, le roi choisit d’ouvrir un processus politique en convoquant les États généraux, avec un suffrage très ouvert pour le Tiers-état : une voix par chef de feu. Notons que les femmes étaient très souvent chef de feu et n’étaient point exclues pour cause de sexe, contrairement aux affirmations récentes à ce sujet.

Cette vieille institution médiévale conservait une représentation de tous les sujets du roi - séparés en ordres : Clergé, Noblesse, Tiers-état - et rappelait, par son existence même, que la Constitution de la monarchie reposait, depuis le Moyen-âge, sur la reconnaissance du principe de souveraineté populaire. Plus tard, au XVIIe siècle, le roi de France avait cherché à imposer sa souveraineté et laissé s’endormir celle du peuple, en ne convoquant plus les États généraux. 1789 la réveilla et si bien que les électeurs, conscients de la profondeur de la crise, avaient mandaté leurs députés pour donner une constitution nouvelle au pays.

Les États généraux, convoqués selon la coutume médiévale le 1er mai, se réunirent avec quelque retard le 5 mai. Mais, le roi n’évoqua que l’aspect financier de la crise et le soir même, un petit noyau de députés se rebellait déjà contre ce refus de les entendre, prenait le titre de Communes - en référence aux résistances populaires médiévales, nommées Commune ou Union, comme le fit le Parlement d’Angleterre - et appela tous les députés à les rejoindre. Le 17 juin, ce noyau de députés ayant grossi, se déclarait Assemblée nationale et le 20 juin, plus nombreux encore, ajoutait constituante et prêtaient serment de rester unis jusqu’à l’établissement d’une nouvelle constitution.
le 5 mai 1789

L’acte 1 de la Révolution venait d’ôter au roi la souveraineté et le pouvoir législatif et les restituait au peuple et à ses mandataires.

À l’époque, peuple et nation étaient des termes équivalents, juste avant que de subtils juristes adversaires de la démocratie, n’inventent une distinction entre peuple et nation.

La monarchie réagit par la menace le 24 juin : l’armée est massée autour de Paris, dont on voyait alors, sur les collines environnantes, les armes et les canons briller au soleil.

L’impasse dans laquelle se trouvait l’Assemblée nationale constituante (l’ANC) menacée de répression, provoqua un climat insurrectionnel dans tout le pays. La Grande espérance née de la Convocation des États généraux, se mêla de peur, mais celle-ci se changea en réaction défensive avec l’immense révolution populaire de juillet 1789, qui fut appelée à l’époque Grande Peur. Elle s’est déroulée à Paris et dans les provinces et transforma le conflit entre la monarchie et l’ANC en conflit entre la monarchie et le peuple.
la Grande Peur de l'été 1789

Et ce fut l’acte 2 de la Révolution. - À Paris, les patriotes occupent l’Hôtel de Ville. Les Gardes françaises, envoyées par le roi, désobéissent, fraternisent avec les Parisiens et jurent de ne jamais prendre les armes contre le peuple. On discute de lever une garde parisienne d’environ 50.000 hommes. Le député Mirabeau soutient la proposition et la fait adopter le 8 juillet. - L’ANC continue de se réunir à Versailles et prend des décisions : le 12 juillet, elle affirme son pouvoir législatif en rejetant les mesures prises par le roi et ses ministres et se déclare permanente : elle le restera jusqu’au 4 août… - À Paris, les volontaires cherchent des armes chez les armuriers et dans les dépôts royaux. Le 13 juillet, c’est l’appel au peuple, des fraternisations se poursuivent avec plusieurs corps d’armée. Le 14 juillet, la recherche d’armes se poursuit aux Invalides où le gouverneur, abandonné par ses troupes, doit ouvrir les portes aux volontaires. La Garde parisienne atteint maintenant, avec l’entrée de nombreux déserteurs de l’armée royale, 300.000 hommes !

On se porte à la Bastille, cette forteresse qui défendait autrefois la porte de la ville, et se trouve maintenant au beau milieu du quartier populaire du Faubourg Saint-Antoine, et toute hérissée de canons ! Après des combats acharnés, le gouverneur cède et abaisse le pont-levis : la Bastille est prise et sera ensuite détruite, pierre par pierre, première étape contre le despotisme…

Les troupes royales se retirent : la victoire parisienne a contraint le roi à renoncer à la répression.

Le 15 juillet, à Versailles, l’attitude du roi change : il vient, sans gardes, déclarer à l’ANC qu’il lui fait confiance. Paris réclame la présence du roi : il s’y rend le 16 juillet, avec une partie des députés,et prend la mesure de la force armée du peuple et de la tranquillité retrouvée, aux cris de Vive la liberté ! Vive la nation !