dimanche 28 février 2016

De l'art du plagiat

De bien étranges échos relevés dans le Diderot ou le bonheur de penser de Jacques Attali (Fayard 2012)
 
 Jacques Attali
-Parlant de la rencontre entre Diderot et Rousseau, J. Attali nous dit :
"Denis et Jean-Jacques se découvrent d'emblée des points communs: ils ont rompu avec leur milieu ; ils sont pauvres ; ils adorent lire, aller au théâtre, et tous deux sont passionnés d'échecs..." 

9 ans plus tôt, Raymond Trousson écrivait :
"Leur goût pour la musique, le théâtre et les échecs les avait bientôt rapprochés...Bien des choses les réunissent... Ils ont engagé leur destin sous le signe de l'indépendance et de la rupture..." 
 
2012
-J. Attali évoque un peu plus loin l'illumination de Vincennes :
"Au début d'octobre 1749, il fait une chaleur accablante...il marche ce jour-là en plein soleil...Cette illumination, Rousseau la racontera dans une lettre à Malesherbes, en 1762...L'écrivain Jean-François Marmontel, à qui Diderot racontera cette scène écrira dans ses Mémoires : L'un des beaux moments de Diderot... de quelles beautés il était susceptible.... Scène sans témoin qui donnera lieu plus tard, à une belle querelle, à l'époque de la brouille entre les deux amis...." 

9 ans plus tôt, Raymond Trousson écrivait :
"L'été, cette année-là, est d'une chaleur accablante. Octobre arrive et le soleil demeure torride... Douze ans après l'événement, dans une lettre à M. de Malesherbes, il se souvient de cet ébranlement de tout son être... "L'un des beaux moments de Diderot, rapporte Marmontel, c'était lorsque... de quelles beautés il était susceptible."...Cette scène n'eut pas de témoin. Dommage car elle donnera naissance à une belle querelle..."
 
2003

Fête de la fédération 14 juillet 1790

 

"Que de parjures ! que de larcins sacrilèges ! Que de dommage, de chagrin et de déshonneur causé à tes maîtres" 
Plaute

En l'occurrence, ils ont tous trahi la nation...

fête de la Fédération
 

samedi 20 février 2016

Les querelles jansénistes et les Lumières, par Marion Sigaut

          


L'ivraie, encore, avec l'historienne Marion Sigaut.
L'entre-soi a cela de réconfortant qu'il permet de prêcher des convaincus...



la grenouille et son bénitier...
Plus sérieusement, ceux qui s'intéressent véritablement aux querelles religieuses du XVIIIe (pour les paresseux, c'est ici) prendront le temps de parcourir le journal de Barbier (ici). Les volumes 5 et 6 sont très éclairants, et on ne saurait trop conseiller à Marion Sigaut de s'y référer pour ses travaux à venir...

mercredi 17 février 2016

Diderot ou le bonheur de penser, Jacques Attali

Après le bon grain (l'historienne Florence Gauthier), revenons à l'ivraie... Avec sa "biographie" Diderot ou le bonheur de penser (Fayard, 2012), Jacques Attali se livre à un de ces exercices de tartufferie dont il a le secret.
 
Jacques Attali
C'est l'introduction qui, d'emblée, a éveillé ma curiosité. Attali y présente Diderot comme le "corédacteur de bien des oeuvres de Rousseau, d'Alembert, d'Holbach, Condillac, Helvétius, Raynal et tant d'autres" (p.11). Diable ! me suis-je dit, voilà qui mérite le détour... Et de me plonger dans l'ouvrage, le coeur battant, pour y découvrir le scoop déterré par l'économiste-historien-écrivain... Me voilà page 105 : Jacques Attali y relate l'incarcération de Diderot à Vincennes fin 1749. "Denis sait que son emprisonnement peut durer des années...". Tiens ? J'ai justement évoqué il y a quelques semaines la vague d'arrestations survenue à la fin de l'été 49 (ici). Elle visait quelques esprits libres (dont Diderot) suspectés d'avoir écrit "pour le déisme et contre les moeurs". Tous, absolument tous, ont été libérés (la plupart, avec ordre d'exil) après trois ou quatre mois d'emprisonnement. D'ailleurs, sous le règne de Louis XV, aucun écrivain (Voltaire y compris) n'est demeuré bien longtemps sous les verrous, ou bien ? Poursuivons la lecture, elle éclairera sans doute ma lanterne... Page 107, Attali conclut l'épisode par ces mots : "Le 21 octobre 1749, une lettre de cachet, aussi arbitraire que celle qui décida de son arrestation, ordonne la libération de Diderot... Berryer ( ndlr : le lieutenant de police) lui fait promettre de ne plus rien écrire contre la religion, et de se tenir tranquille. Sinon ce seront les galères, voire pire... Diderot promet tout ce qu'on veut et quitte enfin le château...". Là encore, je m'interroge. Qu'est-ce qui autorise notre essayiste à qualifier ces décisions d'"arbitraires" ? Bien que contestables, l'une comme l'autre étaient tout à fait légitimes étant donné ce qu'on reprochait au philosophe. D'ailleurs, plutôt que d'insister sur le prétendu danger auquel s'exposait Diderot, J. Attali aurait dû s'attarder sur cette promesse faite par l'encyclopédiste au lieutenant Berryer : "ne plus rien écrire contre la religion". Car cette promesse, il la tiendra (du moins jusqu'en 1778 avec l'Essai sur Sénèque) et ses ouvrages les plus subversifs (le rêve de d'Alembert, le neveu de Rameau, Jacques le fataliste...) ne paraîtront que plus tard, la plupart après sa mort en 1784. Dans les dernières pages de sa biographie, J. Attali fait mine de s'en étonner : "Diderot, lui, s'il n'est pas vraiment inconnu à sa mort, est pratiquement impublié... Il n'a rien fait-au contraire- pour publier le reste". Et pour cause, a-t-on envie d'ajouter !
 
Diderot
Mais revenons à Vincennes, en cet automne au cours duquel Rousseau rend visite à son ami Diderot. C'est là que survient sa fameuse "illumination", celle qui lui aurait fait entrevoir toute son oeuvre ultérieure. Que nous apprend Attali sur cet épisode?
"Diderot écoute son ami et l'aide à écrire son texte ; comme toujours, il aime aider les autres à mettre en forme leurs idées, et leur souffle bien volontiers les siennes... Rousseau cherchera à nier que Diderot lui ait soufflé l'idée qui a donné impulsion à sa carrière. Rousseau répond alors au concours de l'Académie de Dijon. Il soutient que les sciences et les arts corrompent les hommes... Denis qui ne pense pas du tout la même chose, a une fois de plus trouvé plaisir à penser contre lui-même." (P.106)
Je m'y prends à deux fois, persuadé d'avoir mal lu. Mais non... Dans ce passage, le "biographe" reprend à son compte (et sans rougir...) un ragot colporté trente ans plus tard (en 1780) par Marmontel, un des plus farouches détracteurs du Genevois. Jugez-en plutôt :

Jacques Attali a lu Raymond Trousson (il le plagie d'ailleurs sans vergogne...), il sait donc ce que pense le biographe de Rousseau de ce racontar. Pourquoi ne pas en faire état ? Sans doute pour discréditer le Genevois ? On en a la confirmation un peu plus loin dans l'ouvrage, au moment où il raconte le retour de Rousseau à Paris : "En février 1771, Rousseau, revenu à Paris après d'innombrables errances, commence à lire des extraits de ses Confessions... Il cherche à dévoiler un complot que la côterie holbachique, dirigée par Diderot et Grimm, aurait ourdi contre lui (on appréciera l'emploi du conditionnel...) Et il livre sa version des événements qui ont conduit à sa rupture avec Diderot et Mme d'Epinay à la fin de l'année 1757, faisant remonter leurs dissensions aux honneurs que lui a valus sa pièce Le devin du village, dont Denis aurait été jaloux...
Non, Monsieur Attali, la raison de la brouille n'est pas là. Pour l'occasion donnons la parole au regretté Benoît Mély ( in JJ Rousseau, un intellectuel en rupture) : 


"L'étude détaillée de l'enchaînement des faits montre plutôt que dans ce conflit entre Diderot, Rousseau et Mme d'Epinay, ce qui est en jeu n'est rien moins que la définition des conceptions de l'existence propres à chacun d'eux, qu'ils avaient cru tous trois conciliables, et qui se révélaient à l'épreuve en opposition irréductible.
Les documents aujourd'hui disponibles font remonter la première altercation grave entre les deux hommes à la fin de 1752 ; et elle n'a pas pour sujet la religion, mais l'argent et le pouvoir. Diderot, on s'en souvient, avait montré une insistance jugée déplacée pour qu'il accepte la pension que le roi lui offrait après le succès du Devin. L'Encyclopédiste n'était pas disposé à faire à son tour de la pauvreté la vertu du philosophe, et devenait de moins en moins insensible aux charmes du mécénat..."
N'en jetons plus, M. Attali, votre cour est bien pleine !

mardi 16 février 2016

Les députés aux Etats Généraux, des commis de confiance ? par Florence Gauthier (2)

 
L'historienne Florence Gauthier


Dans nos systèmes par contre, être député d’un parti politique c’est recevoir les ordres de mission, non des électeurs, mais des hiérarchies du parti et, de plus, ce système offre la possibilité de faire carrière en s’assurant des revenus réguliers ! À l’époque, non ! Un commis de confiance était payé par ses commettants le temps de sa mission, soit un nombre très limité de mois.
Avec une représentation permanente, comme cela le devint pendant la Révolution, il fallait bien sûr adapter l’institution du commis de confiance et c’est ce qui fut proposé par Robespierre, dans son projet de constitution qu’il fit avec Saint-Just en avril 1793, et qui fut adopté par la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité séante aux Jacobins : Robespierre, grand défenseur des assemblées primaires communales, proposa d’instituer la révocation des élus de la manière suivante :
« À l’expiration de leurs fonctions, les membres de la législature et les agents de l’exécution, ou ministres, pourront être déférés au jugement solennel de leurs commettants. Le peuple prononcera seulement s’ils ont conservé ou perdu sa confiance. Le jugement qui déclarera qu’ils ont perdu sa confiance emportera l’incapacité de remplir aucune fonction publique. Le peuple ne décernera pas de peine plus forte et, si les mandataires sont coupables de quelques crimes particuliers et formels, il pourra les renvoyer au tribunal établi pour les punir.»  
 
Robespierre
Les fonctions publiques étaient renouvelées chaque année et le contrôle des électeurs suivait et était donc fréquent et régulier : il permettait de chasser les « mauvais » commis. On comprend l’intérêt d’une telle institution pour protéger la démocratie…
Je rappelle encore que la Révolution des 31 mai - 2 juin 1793 fut une application du droit du peuple à révoquer ses mandataires infidèles : une manifestation pénétra dans la Convention et réclama la révocation de 22 mandataires, considérés comme ayant trahi le peuple. Il s’agissait des 22 députés girondins qui avaient mené une politique calamiteuse et dangereuse en déclarant la guerre de conquête aux peuples voisins.
La question était d’instituer un contrôle des élus par les électeurs, pour rappeler que le peuple était bien le souverain, car la question centrale de la politique demeure toujours la même : qui prend la décision ? C’est le peuple souverain, répondait cette époque qui avait choisi la démocratie.
Et si c’est le peuple souverain, il doit alors en avoir les moyens institutionnels.
Existait-il des partis politiques pendant la Révolution française ? Oui, bien sûr, il y en a eu de deux sortes : - Ceux qui refusaient le principe démocratique de souveraineté populaire et qui instituèrent une forme d’aristocratie des riches depuis septembre 1789 : ceux-là voulaient, et parvinrent, à supprimer les assemblées primaires communales, jusqu’à ce que la Révolution du 10 août 1792 renverse la Constitution de 1791 et fonde une République démocratique. - Et les partis démocratiques qui respectaient la souveraineté populaire, comme le furent la Société de la liberté et de l’égalité siégeant aux Jacobins et la Société des droits de l’homme, dit Club des Cordeliers. Ces sociétés avaient leurs objectifs et recrutaient ceux qui les partageaient, et leurs réunions étaient publiques. Mais ils ne gênaient pas les assemblées primaires communales et leurs membres y participaient en tant que citoyen, dans la commune ou la section de commune où ils étaient domiciliés. Et ce n’était pas en tant que « parti » que certains d’entre eux pouvaient être élus, mais parce qu’ils étaient connus des citoyens qui les avaient vus agir.
En 1792-1794, les élus de ces sociétés étaient minoritaires à la Convention et c’était le débat sur des propositions précises qui permettait de dégager une majorité. Ces partis politiques ne rivalisaient pas avec les assemblées primaires communales et, au contraire, prirent leur défense.
D’où vient la méconnaissance de ces institutions ? Et pourquoi n’enseigne-t-on pas cette histoire à l’école ? Car enfin, la chose est bien connue des chercheurs et de nombreux ouvrages existent à ce sujet.
La connaissance est une chose et les préjugés d’une époque en sont une autre : le nom même de Moyen-âge, qui date du XIXe siècle, mérite une analyse historique critique que les historiens du Moyen-âge ont entreprise depuis longtemps déjà, mais qui n’atteint pas le grand public.
Pour résumer, je dirai que le mépris du peuple, paysan en particulier, et des pratiques démocratiques des communautés villageoises comme des corps de métiers urbains, a été fortement développé et s’est finalement imposé comme préjugé d’une époque, celle de la victoire d’un « progrès » attaché au formes capitalistes, impérialistes et à l’urbanisation. Le Moyen-âge, qui ne portait pas ce nom jusque-là, est devenu, récemment, au début du XIXe siècle, la période des siècles barbares, de l’obscurantisme religieux et de l’absence de lois : par simple préjugé. Mais lisez le grand historien du Moyen-âge, Marc Bloch, vous y verrez tout autre chose… Regardez aussi Rodney Hilton qui poursuit le travail de Bloch et raconte la longue résistance des paysans à la seigneurie asservissante, en Angleterre et en Italie du Nord, et puis aussi, (c’est en anglais non encore traduit) Bryan Tierney qui a retrouvé l’origine de l’idée de droits naturels de l’humanité tout entière… apparue au Moyen-âge !
Marc Bloch
Et là, nous touchons le problème de la diffusion de la connaissance et des résultats de la recherche dans notre société : une affaire éminemment politique, comme on l’aperçoit.
Si les élections aux États généraux vous intéressent, pour en connaître davantage, reportez-vous à l’excellent : Pierre GOUBERT, 1789, Les Français ont la parole, Collection Archives (en poche), ce sont des doléances des cahiers du premier degré du Tiers-état, choisies et commentées par un grand historien. Ou si vous voulez pousser la curiosité, allez voir Les Archives parlementaires, les premiers volumes, qui détailleront la chose, sur internet… Et si les pratiques démocratiques populaires, à Paris de 1792 à 1794, retiennent votre attention, lisez Albert SOBOUL, Les Sans-culottes parisiens en l’an II, Seuil, 1968.

samedi 13 février 2016

Les députés aux Etats Généraux, des commis de confiance ? par Florence Gauthier (1)



J’ai rapidement présenté l’institution du commis de confiance, qui correspond au mode d’élection des représentants, depuis le Moyen-âge. Cette institution vient des Romains, mais ils en faisaient un usage différent. Le Moyen-âge a donc repris et repensé la pratique du commis de confiance pour en faire une institution électorale.
l'historienne Florence Gauthier

Le Moyen-âge inventait-là une forme très intéressante, parce qu’elle renvoie à l’idée de souveraineté. Dans le cadre des assemblées générales des habitants des communautés villageoises, des communes, des corps de métier, etc…, le commis est chargé d’une mission et doit rendre des comptes à ses commettants, sinon il est destitué et remplacé : cela signifie que les mandataires sont reconnus comme souverains dans ce mode de chargé de mission.
D’où l’intérêt de rappeler l’existence de cette institution, puisque nos systèmes électoraux ne la connaissent plus ! Aujourd’hui, ce sont les élus qui s’imposent comme souverains aux électeurs. Le résultat des élections actuelles est encore une manifestation de cette nouvelle hiérarchie.
Il faut bien voir que, dans le système actuel, le fonctionnement des partis politiques a pris la place de l’assemblée générale médiévale et l’a ainsi confisquée aux citoyens : ce point est fondamental à comprendre. De peuple souverain, il n’y a plus que le nom dans le texte de la Constitution, et un peuple vidé de ses pouvoirs. Voilà ce qu’il me semblait important à clarifier.
Pour être plus précis, le système des partis, avec leur chefferie au sommet, sur le modèle de toute hiérarchie (qu’elle soit papale, monarchique ou aristocratique), n’est pas en cause. Tout parti politique impose nécessairement ses objectifs et ne recrute que les personnes qui sont d’accord avec ceux-ci. Qu’en interne, le débat soit la norme est sans aucun doute préférable, mais un parti ne doit pas être non plus un moulin ouvert à tous les vents (il y a de beaux exemples en ce moment…). Mais là où le système des partis diffère complètement de ce qu’il se passait pendant la Révolution française, c’est bien sur la possibilité, qui s’est instituée pour eux, de prendre la place de l’assemblée générale des citoyens et de transformer les électeurs en machine à élire des majorités en nombre de places dans les instances élues. C’est à ce moment-là que la culture politique et les pratiques populaires ont disparu : on peut le dater en France de l’échec et de la disparition, corps et esprit, de la Commune de Paris de 1871.
En 1789, l’institution du commis de confiance était généralement pratiquée et tous les députés aux États généraux étaient des commis de confiance. Comprenons bien : la noblesse ou le clergé avaient aussi des commis de confiance, chargés de missions conformes à ce que demandaient leurs commettants. Le commis de confiance n’est pas, en soi, une forme démocratique, c’est parce que le principe de la souveraineté populaire est reconnu que cette institution peut prendre un caractère démocratique.
Cette institution existe dans nos sociétés actuelles, mais n’est plus appliquée aux formes électorales. On trouve dans les sociétés, comme les banques par exemple, des commis de confiance chargés de telle ou telle mission et étroitement contrôlés et destitués si nécessaire par leurs commettants.
page de garde d'un cahier de doléances

Passons maintenant aux élections à 2 degrés pour le Tiers-état à ces États généraux de 1789. Il y avait un 1er degré, qui est celui des assemblées générales de villages, communes, corps de métier etc… Il y en a eu des dizaines de milliers ! Ces a.g. ont envoyé leurs commis de confiance, chargés des doléances, à la réunion du second degré : au siège des justices royales appelées alors bailliage ou sénéchaussée, situés dans les principales villes. Là, les doléances de chaque province ont été fondues en un seul cahier et les députés, qui allaient à Versailles, choisis parmi l’ensemble des députés du degré 1. Ainsi, tous les députés qui se rendirent à Versailles étaient des commis de confiance du degré 1, qui ont été choisis, à nouveau, au degré 2 : tous des commis de confiance donc !
Par ailleurs, pour le Tiers état, on sait qu’un nombre important de juristes se sont retrouvés commis de confiance. L’explication est la suivante : un commis de confiance, comme son nom l’indique, doit être capable de mener à bien sa mission de défense des doléances : il faut qu’il ait le courage de prendre la parole dans des assemblées - et SANS MICRO, ne l’oublions pas - il faut avoir du savoir-faire… et du coffre ! Écoutez Mirabeau, commis de confiance du Tiers-état d’Aix-en-Provence, qui, bien que noble, a refusé de siéger dans les a.g. de son ordre et est devenu commis de confiance du Tiers, eh bien, il en a du coffre, même s’il n’est pas avocat ! On l’entend encore, deux siècles après ! Lisez ses interventions, vous entendrez… avant qu’il ne trahisse la cause du peuple et retourne à celle du roi en été 1790, ce qui lui a coupé la parole : elle est devenue un chuchotement discret, c’est qu’il ne parlait plus en public…
Mirabeau
Que le degré 1 des élections ait choisi des juristes ou des clercs, c’est compréhensible parce qu’à l’époque, à la différence de la nôtre, être commis de confiance était une charge, une responsabilité, et les travailleurs des villes et des campagnes n’avaient pas le temps ni les moyens de se rendre à ces réunions qu’étaient les États généraux, mais ils savaient que c’étaient eux, les commettants, qui pouvaient révoquer ce commis s’il trahissait sa mission ou s’il se révélait incapable de l’accomplir.

lundi 8 février 2016

Condorcet, Réflexions sur l'esclavage des nègres

C'est en 1781 que Condorcet fit paraître Réflexions sur l'esclavage, célèbre ouvrage consacré à la traite des nègres. Se faisant passer pour un pasteur nommé Joachim Schwartz (!), le mathématicien se lance dès les premières lignes dans une violente diatribe contre l'esclavage.
 
Condorcet

M. SCHWARTZ nous ayant envoyé son manuscrit, nous l’avons communiqué à M. le Pasteur B*******, l’un de nos associés, qui nous a répondu que cet Ouvrage ne contenait que des choses communes, écrites d’un style peu correct, froid et sans élévation ; qu’on ne le vendrait pas, et qu’il ne convertirait personne.
Nous avons fait part de ces observations à M. SCHWARTZ, qui nous a honorés de la lettre suivante.
« Messieurs,
Je ne suis ni un bel esprit Parisien, qui prétend à l’académie française, ni un politique Anglais, qui fait des pamphlets, dans l’espérance d’être élu membre de la chambre des Communes, et de se faire acheter, par la Cour, à la première révolution du ministère. Je ne suis qu’un bon homme, qui aime à dire franchement son avis à l’univers, et qui trouve fort bon que l’univers ne l’écoute pas. Je sais bien que je ne dis rien de neuf pour les gens éclairés, mais il n’en est pas moins vrai que, si les vérités qui se trouvent dans mon Ouvrage étaient si triviales pour le commun des Français ou des Anglais, etc... l’esclavage des Nègres ne pourrait subsister. Il est très possible cependant que ces réflexions ne soient pas plus utiles au genre humain que les Sermons que je prêche depuis vingt ans, ne sont utiles à ma paroisse, j’en conviens, et cela ne m’empêchera pas de prêcher et d’écrire tant qu’il me restera une goutte d’encre et un filet de voix. Je ne prétends point d’ailleurs vous vendre mon manuscrit. Je n’ai besoin de rien, je restitue même à mes paroissiens les appointements de Ministre que l’État me paye. On dit que c’est aussi l’usage que font de leur revenu tous les Archevêques et Évêques du clergé de France, depuis l’année 1750, où ils ont déclaré solennellement à la face de l’Europe, que leur bien était le bien des pauvres.
J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
Signé Joachim SCHWARTZ,
avec paraphe. »
Cette lettre nous a paru d’un si bon homme, que nous avons pris le parti d’imprimer son ouvrage. Nous en serons pour nos frais typographiques, ou les lecteurs pour quelques heures d’ennui.

(...)

Épître dédicatoire aux nègres esclaves

Mes amis,
Quoique que je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe, car pour les Blancs des Colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer avec vous, je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les Isles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait.
Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies, votre protection ne fait point obtenir de pensions, vous n’avez pas de quoi soudoyer les avocats ; il n’est donc pas étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n’en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la vôtre. Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en auraient point la liberté. Tous ceux qui se sont enrichis dans les Isles aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n’est point permis de leur répondre. Telle est l’idée que vos maîtres ont de la bonté de leur droit ; telle est la conscience qu’ils ont de leur humanité à votre égard. Mais cette injustice n’a été pour moi qu’une raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la liberté des hommes. Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet Ouvrage, et que la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai point l’éloquence, mais la raison, je parlerai, non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.
Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n’avoir que des idées chimériques ; en effet, rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et de la justice ; rien n’est plus chimérique que de proposer aux hommes d’y conformer leur conduite. (...)

mercredi 3 février 2016

Diderot, vu par Jacques Attali

Entretien avec Jacques Attali, paru dans l'Eléphant, "revue de culture générale"

Jacques Attali



Economiste, romancier, auteur d’essais et de rapports pour plusieurs gouvernements, banquier et amateur de prospective, Jacques Attali est aussi biographe.


Dernier personnage dont il s’est attaché à brosser le portrait (ndlr : in Diderot, ou le bonheur de penser), Denis Diderot, dont on découvre l’incroyable foisonnement de l’oeuvre et le talent de prophète. Pour L’éléphant, Jacques Attali s’exprime sur l’apport de Diderot à notre siècle, l’enseignement à l’école, le poids de la Chine, la langue française et les organisations internationales.

L’éléphant : Vous avez récemment publié une biographie de Denis Diderot. Le tricentenaire de sa naissance vous a-t-il inspiré ?

Jacques Attali : Je n’ai découvert le tricentenaire qu’après avoir pris la décision d’écrire cette biographie. Il s’agit plutôt d’un travail méthodique : j’essaie de suivre, siècle après siècle, l’histoire de l’humanité à travers les personnages. J’ai traité du XVIIe avec Pascal, du XIXe avec Marx et du XXe avec Gandhi. Il me manquait le XVIIIe. J’ai choisi Diderot d’abord parce qu’il a vécu presque tout le siècle et ensuite parce que c’est un personnage complet. C’est un immense écrivain, qui a fait l’Encyclopédie, qui a été conseiller du Prince (Louis XV) (ndlr : N'en doutons pas, Diderot aurait apprécié de l'être. Ce ne fut pourtant jamais le cas...), et qui illustre bien le XVIIIe siècle. 
À la différence de Rousseau, qui était fou, très peu sympathique et pas du tout moderne (ndlr : la pensée de Rousseau serait donc démodée ? Voici une réflexion qui mériterait d'être étayée... Quant à sa folie... Jacques Attali adopte ici la même stratégie que le clan encyclopédiste au XVIIIè : discréditer l'homme pour discréditer sa pensée) , de Voltaire, qui l’était encore moins et qui est parti en Suisse très vite, Diderot est resté en France et s’est révélé un personnage très attachant.
Avec lui, j’étais dans la découverte permanente de l’intelligence extrême. Il incarne ce que j’aime et définirais ainsi : l’humilité mégalomane, c’est-à-dire l’humilité, mais avec une forte ambition. Cet oxymore est une définition de l’élégance qui me va très bien.

Vous écrivez que l’oeuvre de Diderot est une « bombe à retardement » et qu’il fallait attendre le XXIe siècle pour véritablement la découvrir et l’apprécier. Pourquoi ?

C’est un fait, il faut rappeler qu’il a fait de la prison et craignait pour sa famille ! De son vivant, il a publié dans des revues très peu diffusées, en dehors de l’Encyclopédie. S’il a été si longtemps oublié, c’est qu’il était athée dans un XVIIIe siècle très catholique. Ensuite, il ne peut émerger ni sous la Révolution, favorable à un Être suprême, ni au XIXe avec le retour du catholicisme, ni au XXe siècle avec le communisme.
Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour accueillir cet homme de la curiosité, du savoir, de la tolérance, de l’élégance, du partage.

Qu’émerge-t-il de son oeuvre ?

S’agissant de l’Encyclopédie, ce n’est pas sous son nom qu’elle a été publiée pour l’essentiel, alors même que presque tout est de sa main (ndlr : Là encore, rappelons que ce fut Jaucourt, l'anonyme et laborieux Jaucourt, qui fut le plus important contributeur de l'Encyclopédie), en tout cas relu, revu et réécrit par lui. Ses textes majeurs, Le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste, les textes écrits sous d’autres noms (L’Histoire des deux Indes, sous le nom de l’abbé Raynal), des textes d’importance majeure, comme ceux qu’il a écrits pour Catherine de Russie (Plan d’une université) ou des textes sur la Russie, sur l’Allemagne, sur l’Amérique, tout cela n’a été publié que très tard. (ndlr : Jacques Attali aurait pu exposer les raisons de cette publication tardive. En 1750, en prison de Vincennes, Diderot avait promis au lieutenant de police Berryer de ne plus rien publier "de contraire...à la religion et aux bonnes moeurs". Promesse tenue !)
Mais Diderot est aussi le vrai fondateur de la théorie des droits de l’homme. Il suffit de voir, dans l’Encyclopédie ou dans ses livres, comment, en permanence, il met en avant le thème de l’indignation. Elle est pour lui la source du mouvement de l’histoire. C’est d’une modernité incroyable ! 
Modernité également dans cette volonté permanente d’être encyclopédiste, c’est-à-dire de ne pas être spécialiste. Le XXe siècle est celui de la connaissance en silo, des hyper-spécialistes. Diderot avait compris que l’important dans le savoir est d’établir des ponts entre des connaissances qui a priori n’ont pas de rapport. Cet esprit de synthèse s’est manifesté aussi bien sur le plan scientifique – il a annoncé avant d’autres la théorie de l’évolution, a eu l’intuition des cellules souches – ou politique – n’a-t-il pas écrit au roi en 1774 : « Si vous n’êtes pas capable de trancher pour faire des réformes, ce même couteau vous coupera en deux » ? C’est prophétique.

Diderot peut-il être utile aujourd’hui ? 
 
Il peut aider à comprendre le XXIe siècle, car notre époque ressemble beaucoup au XVIIIe : une période d’ouverture, de revendications de droits de l’homme et de liberté, de progrès technique, qui voit émerger de nouvelles puissances comme l’Angleterre (la Chine est toujours la première puissance mondiale). À l’époque aussi, le pouvoir en place demande des rapports (à Turgot, à Necker), sans en appliquer les propositions par la suite.