samedi 18 février 2017

Dom Bougre, le portier des chartreux (5)

Dom Bougre, portier des Chartreux est un roman libertin distribué sous le manteau dès 1741.

On l'attribue à l'avocat Jean-Charles Gervaise de Latouche.

A la fin du roman, le père Saturnin retrouve Suzon, sa bien-aimée.



Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait disparu. J’avais oublié mes chagrins, l’univers entier, dans les bras de Suzon, — Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où trouveras-tu une fille plus tendre ? où trouverais-je un amant plus passionné ? Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous jamais revoir. L’orage grondait sur nos têtes, le charme de l’illusion le dérobait à nos yeux. — Sauvez-vous, Suzon, vint nous dire une fille épouvantée sauvez-vous, fuyez par l’escalier dérobé ! Surpris, nous voulûmes nous lever : il n’était plus temps ; un archer féroce entrait au moment où nous nous levions. Suzon, éperdue, se jette dans mes bras : il l’en arrache malgré mes efforts, il l’entraîne. Cette vue me rend furieux ; la rage me prête des forces, le désespoir me rend invincible. Un chenet, dont je me saisis, devient dans mes mains une arme mortelle. Je m’élance sur l’archer. Arrête, malheureux Saturnin ! Il n’est plus temps, le coup est porté, le ravisseur de Suzon tombe à mes pieds. On se jette sur moi, je me défends, je succombe, je suis pris. On me lie ; à peine me laisse-t-on la liberté de prendre la moitié de mes habits. — Adieu, Suzon, m’écriai-je en lui tendant les bras ; adieu, ma chère sœur, adieu ! On me traînait inhumainement sur l’escalier ; la douleur que me causaient les coups des marches sur lesquelles ma tête frappait me fit bientôt perdre connaissance.



Dois-je finir ici le récit de mes malheurs ? Ah ! lecteur, si votre cœur est sensible, suspendez votre curiosité, contentez-vous de me plaindre mais quoi ! le sentiment de ma douleur prévaudra-t-il toujours sur celui de ma félicité ? N’ai-je pas assez versé de pleurs ? Je touche au port et je regrette encore les dangers du naufrage. Lisez, et vous allez voir les tristes suites du libertinage, heureux si vous ne le payez pas plus cher que moi.
Je ne revins de ma faiblesse que pour me voir dans un misérable lit, au milieu d’un hôpital. Je demandai où j’étais. A Bicêtre, me dit-on. A Bicêtre ! m’écriai-je ; ciel ! à Bicêtre ! La douleur me pétrifia, la fièvre me saisit, je n’en revins que pour tomber dans une maladie plus cruelle, la vérole ! Je reçus sans murmurer ce nouveau châtiment du ciel. Suzon, me dis-je, je ne me plaindrais pas de mon sort, si tu ne souffrais pas le même malheur.
Mon mal devint insensiblement si violent que, pour le chasser, on eut recours aux plus violents remèdes : on m’annonça qu’il fallait me résoudre à subir une petite opération. Il faut vous épargner ce spectacle de douleur. Que puis-je vous dire ? Je tombai dans une faiblesse que l’on prit pour le dernier moment de ma vie. Que ne l’était-il ? J’aurais été trop heureux ! La douleur qui avait causé mon évanouissement m’en retira. Je portai la main où je sentais la douleur la plus vive. Ah ! je ne suis plus un homme ! Je poussai un cri qui fut entendu jusqu’aux extrémités de la maison. Mais bientôt revenant à moi-même, et, tel que Job sur son fumier, pénétré de douleur et soumis aux ordres du ciel, je m’écriai dans l’amertume de mon cœur : Deus dederat, Deus abstulit.
Je ne souhaitais plus que la mort. J’avais perdu le pouvoir de jouir de la vie ; l’anéantissement était le but de tous mes désirs ; j’aurais voulu me cacher éternellement ce que j’avais été, je ne pouvais penser sans horreur à ce que j’étais. Le voilà donc, disais-je au fond de mon cœur, le voilà, cet infortuné père Saturnin, cet homme si chéri des femmes, il n’est plus ; un coup cruel vient de lui enlever la meilleure partie de lui-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un… Meurs, malheureux, meurs ; peux-tu survivre cette perte ? Tu n’es plus qu’un eunuque !
La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ; mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara que j’étais libre. — Je suis libre, répondis-je au supérieur qui me l’annonçait ; hélas ! à quoi va me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais, monsieur, oserais-je vous demander le sort d’une jeune personne que l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ? — Il est plus heureux que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les remèdes. — Elle est morte, repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon est morte ! Ah ciel ? et je vis encore ! J’aurais dans le moment terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.
Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant un torrent de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à peine de quoi vivre un jour et ne sachant où aller, je m’abandonnai dans les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les murs des Chartreux ; la profonde solitude qui y règne fit briller à mon esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je, qui vivez dans cette retraite à l’abri des fureurs et des revers de la fortune, vos cœurs purs et innocents ne connaissent pas les horreurs qui déchirent le mien. L’idée de leur félicité m’inspira le désir de la partager. J’allai me jeter aux pieds du supérieur ; je lui contai mes infortunes. O mon fils, me dit-il en m’embrassant avec bonté, louez Dieu : il vous réservait ce port après tant de naufrages. Vivez-y, et vivez-y heureux, s’il est possible.
Je restai pendant quelque temps sans emploi, mais bientôt on m’en donna. Je montai par degrés au poste de portier, et c’est sous ce titre qu’on m’a connu.
C’est ici que mon cœur se fortifie dans la haine qu’il a conçue pour le monde ; j’y attends la mort sans la craindre ni la désirer, et je prétends que, quand elle m’aura tiré du nombre des vivants, on grave en lettres d’or sur mon tombeau :
Hic situs est dom Saturnin, Fututus, Futuit.


FIN

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...