dimanche 9 avril 2017

Discours sur le bonheur, Emilie du Châtelet (1)

En la soustrayant au couvent, en lui offrant une instruction digne de ce nom (la découverte des sciences ainsi que des langues anciennes), le baron de Breteuil a rendu possible l'émancipation intellectuelle de sa fille Emilie.
Dans son Discours sur le bonheur, cette dernière fait de l'assouvissement de ses passions une des conditions du bonheur.
 
 
Emilie du Châtelet
On croit communément qu'il est difficile d'être heureux, et on n'a que trop de raison de le croire; mais il serait plus aisé de le devenir, si chez les hommes les réflexions et le plan de conduite en précédaient les actions. (...)
Il faut, pour être heureux, s'être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d'illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l'illusion, et malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d'épaissir le vernis qu'elle met sur la plupart des objets; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins et la parure.
Il faut commencer par se bien dire à soi-même et par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes: réprimez vos passions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du bonheur. On n'est heureux que par des goûts et des passions satisfaites; [je dis des goûts], parce qu'on n'est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce serait donc des passions qu'il faudrait demander à Dieu, si on osait lui demander quelque chose (...)


Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d'heureux? Je n'ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu'elles ont faits aux hommes; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus parce qu'ils ont besoin des autres, qu'ils aiment à raconter leurs malheurs, qu'ils y cherchent des remèdes et du soulagement. Les gens heureux ne cherchent rien, et ne vont point avertir les autres de leur bonheur; les malheureux sont intéressants, les gens heureux sont inconnus.
(...) Mais supposons pour un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d'heureux, je dis qu'elles seraient encore à désirer, parce que c'est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs; or, ce n'est la peine de vivre que pour avoir des sensations et des sentiments agréables; et plus les sentiments agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d'être susceptible de passions, à je le répète encore: n'en a pas qui veut.
C'est à nous à les faire servir à notre bonheur, et cela dépend souvent de nous. Quiconque a su si bien économiser son état et les circonstances où la fortune l'a placé, qu'il soit parvenu à mettre son esprit et son cœur dans une assiette tranquille, qu'il soit susceptible de tous les sentiments, de toutes les sensations agréables que cet état peut comporter, est assurément un excellent philosophe, et doit bien remercier la nature.
Je dis son état et les circonstances où la fortune l'a placé, parce que je crois qu'une des choses qui contribuent le plus au bonheur, c'est de se contenter de son état, et de songer plutôt à le rendre heureux qu'à en changer.
le baron de Breteuil, père d'Emilie
Mon but n'est pas d'écrire pour toutes sortes de conditions et pour toutes sortes de personnes; tous les états ne sont pas susceptibles de la même espèce de bonheur. Je n'écris que pour ce qu'on appelle les gens du monde, c'est-à-dire, pour ceux qui sont nés avec une fortune toute faite, plus ou moins brillante, plus ou moins opulente, mais enfin tels qu'ils peuvent rester dans leur état sans en rougir, et ce ne sont peut-être pas les plus aisés à rendre heureux.
Mais pour avoir des passions, pour pouvoir les satisfaire, il faut sans doute se bien porter; c'est là le premier bien : or, ce bien n'est pas si indépendant de nous qu'on le pense. Comme nous sommes tous nés sains (je dis en général) et faits pour durer un certain temps, il est sûr que si nous ne détruisions pas notre tempérament par la gourmandise, par les veilles, par les excès enfin, nous vivrions tous à peu près ce qu'on appelle âge d'homme. J'en excepte les morts violentes qu'on ne peut prévoir, et dont, par conséquent, il est inutile de s'occuper. 
(à suivre ici)

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