mercredi 12 avril 2017

Discours sur le bonheur, Emilie du Châtelet (2)

En la soustrayant au couvent, en lui offrant une instruction digne de ce nom (la découverte des sciences ainsi que des langues anciennes), le baron de Breteuil a rendu possible l'émancipation intellectuelle de sa fille Emilie.
Dans son Discours sur le bonheur, cette dernière fait de l'assouvissement de ses passions une des conditions du bonheur.
 
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Il est certain que l'amour de l'étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu'à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux, qui manquent entièrement aux femmes. Ils ont bien d'autres moyens d'arriver à la gloire, et il est sûr que l'ambition de rendre ses talents utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habileté dans l'art de la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement, ou les négociations, est fort au dessus de [celle] qu'on peut se proposer pour l'étude; mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, et quand, par hasard, il s'en trouve quelqu'une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l'étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état.

L'amour de la gloire, qui est la source de tant de plaisirs et de tant d'efforts en tout genre qui contribuent au bonheur, à l'instruction et à la perfection de la société, est entièrement fondé sur l'illusion; rien n'est si aisé que de faire disparaître le fantôme après lequel courent toutes les âmes élevées; mais qu'il y aurait à perdre pour elles et pour les autres! Je sais qu'il est quelque réalité dans l'amour de la gloire dont on peut jouir de son vivant; mais il n'y a guère de héros, en quelque genre que ce soit, qui voulût se détacher entièrement des applaudissements de la postérité, dont on attend même plus de justice que de ses contemporains. On ne savoure pas toujours le désir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus; mais il reste toujours au fond de notre cœur. La philosophie en voudrait faire sentir la vanité; mais le sentiment prend le dessus, et ce plaisir n'est point une illusion: car il nous prouve le bien réel de jouir de notre réputation future; si le présent était notre unique bien, nos plaisirs seraient bien plus bornés qu'ils ne le sont. Nous sommes heureux dans le moment présent, non seulement par nos jouissances actuelles, mais par nos espérances, par nos réminiscences. Le présent s'enrichit du passé et de l'avenir. Qui travaillerait pour ses enfants, pour la grandeur de sa maison, si on ne jouissait pas de l'avenir? Nous avons beau faire, l'amour-propre est toujours le mobile plus ou moins caché de nos actions; c'est le vent qui enfle les voiles, sans lequel le vaisseau n'irait point.(...)

la passion d'Emilie

 

Tâchons donc de nous bien porter, de n'avoir point de préjugés, d'avoir des passions, de les faire servir à notre bonheur, de remplacer nos passions par des goûts, de conserver précieusement nos illusions, d'être vertueux, de ne jamais nous repentir, d'éloigner de nous les idées tristes, et de ne jamais permettre à notre cœur de conserver une étincelle de goût pour quelqu'un dont le goût diminue et qui cesse de nous aimer. Il faut bien quitter l'amour un jour, pour peu qu'on vieillisse, et ce jour doit être celui où il cesse de nous rendre heureux. Enfin, songeons à cultiver le goût de l'étude, ce goût qui ne fait dépendre notre bonheur que de nous-mêmes. Préservons-nous de l'ambition, et surtout sachons bien ce que nous voulons être; décidons-nous sur la route que nous voulons prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs.

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