jeudi 4 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (2)

Au cours de cette année 1758, après avoir vécu quelques mois à Genève, Louise se montre déjà plus réservée à l'égard du grand Voltaire.
En dépit d'un nouveau séjour auprès du poète dans sa demeure de Lausanne, elle espacera bientôt ses visites.


DE MADAME D’ÉPINAY A M. GRIMM (janvier)

 


Le courrier a manqué deux fois, et je suis dans une grande disette. Il y aura demain huit jours que je n’ai reçu de vos nouvelles, mon tendre ami; aussi je suis un peu triste; à peine ai-je le courage d’écrire: voilà ce que c’est que d’être à plus de cent lieues l’un de l’autre. Je vais cependant faire un effort et tâcher de vous dire ce que je pense de Voltaire, en attendant que j’aie le courage de vous parler de moi et de ce qui me concerne.

Eh bien! mon ami, je n’aimerais pas à vivre de suite avec lui; il n’a nul principe arrêté, il compte trop sur sa mémoire, et il en abuse souvent; je trouve qu’elle fait tort quelquefois à sa conversation; il redit plus qu’il ne dit, et ne laisse jamais rien faire aux autres. Il ne sait point causer, et il humilie l’amour-propre; il dit le pour et le contre, tant qu’on veut, toujours avec des nouvelles grâces à la vérité, et néanmoins il a toujours l’air de se moquer de tout, jusqu’à lui-même. Il n’a nulle philosophie dans la tête; il est tout hérissé de petits préjugés d’enfants; on les lui passerait peut-être en faveur de ses grâces, du brillant de son esprit et de son originalité, s’il ne s’affichait pas pour les secouer tous. Il a des inconséquences plaisantes, et il est au milieu de tout cela très amusant à voir. Mais je n’aime point les gens qui ne font que m’amuser. Pour madame sa nièce, elle est tout à fait comique.

Il paraît ici depuis quelques jours un livre qui a vivement échauffé les têtes (l'article Genève, de d'Alembert) , et qui cause des discussions fort intéressantes entre différentes per­sonnes de ce pays, parce que l’on prétend que la Constitution de leur gouvernement y est intéressée: Voltaire s’y trouve mêlé pour des propos assez vifs qu’il a tenus à ce sujet contre les prêtres. La grosse nièce trouve fort mauvais que tous les magistrats n’aient pas pris fait et cause pour son oncle. Elle jette tour à tour ses grosses mains et ses petits bras par-dessus sa tête, maudissant avec des cris inhumains les lois, les républiques, et surtout ces polissons de républicains qui vont à pied, qui sont obligés de souffrir les criailleries de leurs prêtres, et qui se croient libres. Cela est tout à fait bon à entendre et à voir

 
Melchior Grimm





DE MADAME D’ÉPINAY A M. GRIMM. (janvier)


... Mon sauveur m’a raconté, ce matin, qu’un marquis de B*** venait d’arriver ici pour voir Voltaire, et le consulter sur je ne sais quel poème qu’il a fait: il ne le connaît pas, mais il a une lettre d’un homme de ses amis pour sa femme, qui est à Genève, et qui gouverne despotiquement Voltaire. Cette femme est une manière de bel esprit, à ce que l’on dit: elle se croit philosophe, parce qu’elle fait passablement des vers; sa manie est d’endoc­triner; elle a séduit Voltaire; et le mari, qui est bonhomme, et qui est pétri de complaisance, a fait semblant de croire à sa mauvaise santé, et a contenté, en la menant à Genève, la vanité qu’elle avait de jouer un rôle. Eh bien! ce mari, c’est M. d’Épinay, et cette femme, c’est moi. M. Tronchin m’a crue plus philosophe que je ne le suis, en me faisant ce récit. J’avoue, mon ami, que j’en ai été très affectée. Cependant, comme dit le docteur, quel tort réel cela peut-il me faire? Je n’en sais rien, mais il est humiliant d’être tympanisée ainsi. De tous ceux qui ont ri de cette histoire, qui est-ce qui a intérêt à l’approfondir? Me voilà traduite en ridicule! On ne parlera pas de moi, en leur présence, qu’ils ne se disent : « Ah! c’est cette femme bel esprit!... »
Le lendemain.

Nous arrivons de chez Voltaire; il était plus aimable, plus gai, plus ex­travagant qu’à quinze ans; il m’a fait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. « Votre malade, disait-il à M. Tronchin, est vraiment philosophe; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible; je voudrais être son disciple; mais le pli est pris, je suis vieux. Nous sommes ici une troupe de fous qui avons, au contraire, tiré de notre manière d’être le plus mauvais parti possible. Qu’y faire? Ah! ma philosophie! c’est une aigle dans une cage de gaze.... Si je n’étais pas mourant, je vous aurais dit tout cela en vers... »





A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Madame, je suis malade et garde-malade; ces deux belles fonctions n’empêcheront pas que je ne sois rongé de remords de ne vous point faire ma cour. Je suis tous les jours tenté de m’habiller (ce que je n’ai fait qu’une fois pour vous depuis trois mois), et d’entreprendre le voyage de Genève. Je ferai ce voyage pour vous, madame, dès que ma nièce sera mieux. Je vous demande des nouvelles de votre santé, et je vous présente mes profonds respects.

A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Ma belle philosophe, vous êtes un petit monstre, une ingrate, une friponne; vous le savez bien; ce n’est pas la peine de vous aimer. Je ne vous reproche rien, mais vous savez tout ce que j’ai à vous reprocher. Venez demain coucher chez nous, si vous daignez nous faire cet honneur, et si vous l’osez. Venez, ma charmante philosophe! Ah! ah! c’est donc ainsi que... fi! quel infâme procédé! Mille respects. V.

A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Vous, la goutte, madame! Je n’en crois rien; cela ne vous appartient pas. C’est le lot d’un gros prélat, d’un vieux débauché, et point du tout d’une philosophe dont le corps ne pèse pas quatre-vingts livres, poids de Paris. Pour de petits rhumatismes, de petites fluxions, de petits trémoussements de nerfs, passe; mais si j’étais comme vous, madame, auprès de M. Tronchin, je me moquerais de mes nerfs. C’est un bonheur dont je ne jouirai qu’après le retour du printemps, car je ne crois pas que le secrétaire et le chef des orthodoxes veuille jamais venir voir nos divertissements profanes et suisses. Cependant, madame, j’espère qu’il vous accompagnera quand nous serons un peu en train, qu’il y aura moins de neige le long du lac, et que vos nerfs vous permettront d’honorer notre ermitage suisse de votre présence. Il fera pour vous, madame, ce qu’il ne ferait pas pour un vieux papiste comme moi; et il sera reçu comme s’il ne venait que pour nous
Je vous remercie, madame, de vos gros gobets; j’en aurai le soin qu’on doit avoir de ce qui vient de vous.
Permettez que je remercie ici M. Linant; il n’a pas besoin de son nom pour avoir droit à mon estime et à mon amitié; et j’ai connu son mérite avant de savoir qu’il portait le nom d’un de mes anciens amis. Je conviens avec lui que tout nous vient du Levant, et j’accepte avec grand plaisir la proposition qu’il veut bien me faire pour une douzaine de pruniers originaires de Damas, et autant de cerisiers de Cérasonte. Ils s’accommoderont mal de mon terrain de terre à pot, maudit de Dieu; mais j’y mettrai tant de gravier et de pierraille que j’en ferai un petit Montmorency. Je présente mes respects à l’élève de M. Linant, à M. de Nicolaï, qui fait ses caravanes de Malte près du lac de Genève. Enfin je présente ma jalousie à tous ceux qui font leur cour à Mme d’Épinai.
Au reste, je serais fâché qu’on fouettât, comme on le dit, l’abbé de Prades tous les jours de marché à Breslau: car, après tout, je n’aime pas qu’on fouette les prêtres.
Mme Denis se joint à moi, et présente ses obéissances à Mme d’Épinai.
M. de Richelieu est donc renvoyé après M. de Lucé. La cour est une belle chose!






A MADAME D’ÉPINAY. (mars)

Samedi matin.
Venez, ma belle philosophe; j’aime mieux Minerve qu’Euterpe, quoique Euterpe ait son mérite. Honorez-nous, et instruisez-nous. Vos gens coucheront comme ils pourront. Nous vous attendons demain, le saint jour du dimanche.
A MADAME D’ÉPINAY (mars)


Jeudi.
Le malade V. présente ses respects à la plus aimable des convalescentes (et à la plus heureuse, puisqu’elle a Esculape-Tronchin à ses ordres). Il aura l’honneur de lui envoyer son fiacre, et il se flatte qu’elle voudra bien amener un homme (le fils de Louise) d’esprit et de bon sens qui a onze ans.

A MADAME D’ÉPINAY (mars)


Vraiment, madame, vous me faites bien de l’honneur de croire que je suis assez sage pour inspirer la sagesse. Je serai seulement le témoin de celle de monsieur votre fils, de tout son mérite, et de son envie de vous plaire. Je vois bien qu’il vous a gâtée; vous êtes si accoutumée à le voir au-dessus de son âge que quand il s’en rapproche vous êtes tout étonnée. Il vous a accoutumée à une perfection bien rare; il vous a rendue difficile. Je serai enchanté de le voir, lui et son aimable mentor. Mais pourquoi suis-je à la fois si près et si éloigné de la mère? Pourquoi me suis-je interdit Genève? Pourquoi ne suis-je plus jardinier? Je devrais vous faire ma cour tous les jours, et je serais le plus assidu de vos courtisans si mon goût décidait de mes marches. Mais vous étendez votre empire sur les absents comme sur les présents. Personne ne sent plus tout votre mérite, ne vous est attaché plus véritablement et avec plus de respect que le Suisse V.

(à suivre ici)



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