mercredi 17 mai 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle


Le 29 juillet 1882, le très conservateur Gaulois consacrait un long article à Louise d'Epinay.
J'en reproduis ci-dessous de très larges extraits.
 
 

Le tableau d'une existence conjugale et mondaine, à Paris, au dix-huitième siècle, a de quoi nous instruire. On jugera, tout au moins par comparaison, que nous ne sommes pas aujourd'hui des monstres de corruption aussi complets qu'on l'insinue. En tout cas, si l’on aime les indiscrétions et les ouvertures sur la vie privée, en voici de rétrospectives qui ont leur piquant et qui n'offrent, grâce à Dieu, ni inconvénient, ni inconvenance.
Le jeune d'Epinay avait été élevé, suivant la mode de son temps, avec plus d'apparat que de soin réel. Il avait passé les années d'usage au collège, accompagné d'un gouverneur pour la forme, mais à peu près maître de sa personne et de ses actions. Ensuite, on l'avait mis en pension au faubourg Saint-Germain, afin qu'il se trouvât, comme on disait alors plus à portée de faire son académie Dans l'entre-deux, il s'était épris de sa cousine Louise d'Esclavelles, laquelle, pour ses péchés, s'était éprise de lui. Les choses traînèrent en longueur, ainsi qu'on sait déjà. D'Epinay voyagea, s'égaya, fit cent fredaines. Pour qu'on lui accordât la main de Louise, il feignit un commencement de démence. Bref, à l'heure où je le prends, il est marié depuis quelques jours, il a imposé à sa femme le rouge du fard; il est plein de fantaisie, de légèreté et d'agrément il s'échappe en desseins de toute sorte, en homme de goût qui se veut ranger. M. de Bellegarde a obtenu pour lui la survivance de sa charge de fermier général. Tout le monde, en un mot, dans cette heureuse maison, respire le bonheur. 
Denis d'Epinay

Il faut suivre nos deux tourtereaux en leur lune de miel. Le matin, ils restent chez eux, en tête-à-tête, les pieds sur les chenets. A deux heures, on se réunit aux grands-parents pour dîner en famille et l'on s'arrête, après, au salon, à jouer au cavagnolle ou à recevoir ses amis. Vers quatre heures, chacun regagne son appartement. D'Epinay sort jusqu'au souper, ou bien, de préférence, il demeure avec sa femme, soit à déchiffrer au clavecin la partition nouvelle, soit à poursuivre la lecture du roman commencé. Par intervalles, on s'interrompt et l'on bavarde c'est une réflexion qui est venue à l'un ou à l'autre des amoureux, c'est un besoin de soudaine expansion qui les déborde. Le dix-huitième siècle raffole des controverses sentimentales. On discute interminablement des questions comme celle-ci. La constance suffit-elle à inspirer l'amour? ou encore : la musique n'aide-t-elle pas au sentiment, et, pour être sensible aux douceurs d'un amour tendre et vertueux, ne faut-il pas l'être aux charmes de l'harmonie ? Que de fois, dans les boudoirs de l'époque, ces subtils marivaudages ont tourné à la polissonnerie toute pure. Mais ceci, pour le quart d'heure, ne nous regarde en rien. On a accusé d'Epinay d'être sans principe. Dans une conversation d'après-dîner, Mme d'Epinay découvre qu'on le calomnie. Oui, son mari a un principe. Elle refuse obstinément d'aller au spectacle par crainte de chagriner sa mère, et il s'est écrié : « Ce chagrin est déraisonnable et ce qui est déraisonnable ne mérite pas qu'on y cède. » Cette maxime unique, cette règle de conduite accommodante et que l'on plie à son gré est le chef-d'œuvre et le mot de passe de ce joli monde épicurien.
Epicurien, d'Epinay l'est dans l'âme. S'il souhaite avoir son installation particulière, c'est que la maison paternelle a trop d'austérité pour son humeur. Quand donc aura-t-on licence de danser au logis ? Ma foi ! les choses vont s'arranger. Mme d'Esclavelles est fort pieuse, et son gendre est fort païen. Qu'il aille à la messe et aux vêpres, on le récompensera d'un bal. Ainsi dit, ainsi fait. Un beau dimanche, voilà nos époux à la messe, aux vêpres aussi. Le bal aura lieu; on vaque immédiatement aux préparatifs et l'on dresse la liste des invitations. Les grands-parents ont posé, il est vrai, certaines conditions par exemple, il n'y aura que douze femmes et seize hommes, et l’on sera en habit de caractère, mais sans masque. Au fond, l'on ne s'amusera que davantage, et c'est parfait.
Quelle activité dans l'hôtel ! Le vieux fermier général est aux anges, tant et si bien qu'il craint qu'on ne s'en aperçoive. Mme d'Esclavelles s'occupe de la toilette de sa fille, de l'ornement des salons, de tout le divertissement. Elle grimace bien un peu en songeant aux petits cris de quelques jansénistes de sa connaissance mais, bah ! le sort en est jeté. On ne vit plus, on se ravit.
Le grand jour est arrivé enfin. Oh ! la belle soirée que l'on se donne. D'Epinay ne se possède pas; Mme d'Epinay déborde. La présidente de Maupeou, sa cousine, lui a présenté un fringant gentilhomme, un des princes de la mode, le chevalier de Canaples. M. de Canaples fait des miracles pour justifier l'opinion galante qu'on a de lui. On ne dit point qu'il ait produit une vive impression sur la jeune femme, mais son mari en est féru du premier coup. Prenez garde au Canaples il va devenir important. Que dis-je ? Il y a du Canaples dès le lendemain du bal. Le chevalier et le financier s'entendent si bien qu'ils ne se quittent plus. En quelques semaines, on voit se dégager un d'Epinay nouveau, un d'Epinay roué, un d'Epinay du dehors, un d'Epinay qui n'apparaît plus chez lui qu'en brûleur de maison. Mme d'Epinay lui fait des remontrances, il ne l'écoute pas. Elle pleure, les amis de son mari demandent si elle a des vapeurs. Comme elle se lamente auprès de son beau-frère, M. de Jully, celui-ci la console: « Bagatelles que tout cela D'Epinay se dissipe, mais il ne vous en aime pas moins. Que voulez-vous de plus ? » Entre temps, il y a des raccommodements, suivis de nouvelles désertions. Mme d'Epinay n'est pas, d'ailleurs, sans s'illusionner encore. Le jeune financier a beaucoup d'affaires, il est bon qu'il sorte, qu'il se montre, qu'il fréquente le monde. Quelquefois, il lui revient malade; elle le soigne, et il retourne à ses plaisirs. Le Canaples commence à lui émouvoir furieusement les nerfs, mais il n'y a pas à en parler. La saison renaît, cependant, des bals de l'Opéra. De la Saint-Martin à l'Avent, toutes les élégances de Paris se donnent rendez-vous dans la grande galerie octogone, enrichie de glaces magnifiques, symétriquement posées, qui reflètent de tous côtés les lustres et les girandoles, les panneaux de marbres de couleur rehaussés d'applications de bronze doré, les tapisseries frangées d'or des loges, les riches étoffes drapées sur les balustrades et tout le mouvant ramage des costumes. On s'y intrigue sans merci on s'y accointe sans scrupule. D'Epinay y conduit sa femme d'autorité. Quelqu'un s'approche d'elle c'est M. de Canaples. Le chevalier profite amplement de la liberté du lieu; il est entreprenant, il pousse des soupirs, il pose des questions. Mme d'Epinay ne sait répondre que des «  Quoi et des Monsieur, je ne comprends pas ce que vous voulez dire ». Aussitôt, elle avertit son mari. Son mari trouve la plaisanterie délicieuse et il se déclare enchanté.
Mais voici que les devoirs de sa charge l'obligent à s'absenter. La jeune femme est inconsolable jusqu'au ridicule. En partant, il a avoué quelques dettes en ordonnant qu'on les payât sur sa pension mensuelle. La nouvelle s'en répand, il pleut des réclamations à l'infini. L'ami de M. de Canaples a fait des acquisitions sans nombre dont il n'a pas soufflé mot. Où sont passés ces carrosses, ces attelages, ces bijoux ? Mme d'Epinay redoute de l'apprendre, et néanmoins, qui le croirait? son amour est si grand qu'elle est heureuse de recevoir les créanciers, qu'elle leur abandonne tout l'argent qu'elle a, qu'elle les retient pour entendre prononcer le nom de son époux.
Quelle découverte lui faut-il donc, ou quel coup de foudre, pour dessiller ses yeux? Nous y voici. Le hasard la mène, une après-midi, chez LaFrenaye, le joaillier du beau monde. Qu'aperçoit-elle? Le portrait de M. d'Epinay, en miniature, luxueusement encadré. A qui est ce portrait? Il est à la demoiselle Verrières, danseuse de la Comédie. Le sang lui monte aux joues; elle écrit à son volage une lettre de la meilleure encre, demandant que la miniature lui soit restituée. Le fermier général lui mande, pour toute réponse, que MMe Verrières est une bonne fille et qu’elle ne portera pas le médaillon, car elle ne voudrait pas lui faire de la peine.
Alors, Mme d'Epinay n'y tient plus. Sa passion s'évanouit. De recluse éplorée, elle devient mondaine à outrance. Elle a pour amies Mme d Arty et Mlle d'Ette, deux évaporées, deux évaporantes qui la font souper chez Francœur, l'inspecteur de l'Opéra, et dîner chez Mlle Quinault, l'actrice à la mode, où se rencontrent des écrivains, des petits maîtres et des femmes du grand ton. Le fermier général est pris d'un accès de colère à propos de Francoeur, mais il se ravise à propos de Mlle Quinault, et il dit cavalièrement à sa femme : «  J'ai appris que vous aviez fait connaissance intime avec Mlle Quinault. J'en suis fort aise ! Vous voilà lancée dans le monde élégant ». Et il ajoute quelques conseils sur la manière de s'y comporter. On n'a pas, en vérité, plus de désinvolture 
Marie Rinteau, alias Mlle de Verrières

A présent, les deux époux sont parfaitement étrangers l'un à l'autre. M. de Bellegarde est mort; son fils a monté sa maison sur un plus grand pied. Il a trois laquais pour lui et un pour sa femme, et seize officiers, servantes ou valets. De loin en loin, il assiste, par politesse, à la toilette de sa femme; mais il n'est jamais levé avant dix heures. Son secrétaire peut à peine obtenir de lui les instructions indispensables pour l'expédition des affaires. Tout son temps appartient aux maquignons qui viennent lui proposer des chevaux, aux chanteurs qui viennent lui demander sa protection pour l'Opéra et qu'il régale de remarques sur la propreté du chant français, aux marchands qui accourent en foule et qui le grugent à l'envi sans parler du reste. Ses frasques se multiplient avec ses prodigalités. Il a le front de meubler somptueusement une maison à Epinay pour les demoiselles Verrières. Allons au bref il se livre aux usuriers il est l'objet de saisies perpétuelles il se ruine; il est ruiné. J'ai retracé l'histoire intime d'un Parisien d'autrefois j'ai tiré des documents fournis par MM. Perey et Maugras, tout le tableau d'un ménage parisien d'il y a plus d'un siècle. Ne pensez point que le cas de M. et Mme d'Epinay soit une exception; il a, au contraire, le triste mérite de résumer les mœurs de l'époque. Voilà où aboutissait un mariage d'amour au siècle dernier. Je défie ceux qui viendront après nous de nous peindre à si peu de frais. On voit bien que notre décadence n'a rien inventé, pas même la morale indépendante. 

(à suivre)

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