samedi 17 juin 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle (9)

Grand quotidien fondé par Emile de Girardin, La Presse consacre en décembre 1875 un long article à Louise d'Epinay.

En voici un 6è extrait.




La chose ne fut pas faite tout d'un coup. Rousseau, effarouché, se disputa, se rebella même un moment. Il avait le pressentiment de mainte déception, il comprenait que la servitude du bienfait, la plus douce de toutes, n'en est pas moins une servitude. Il savait que la protection des grands comme la fortune nous vend souvent fort cher ce qu'on croit qu'elle donne.

Mais comment résister à une aimable et charmante femme qui vous ouvre la porte d'une maison qu'elle dit vôtre en plein enivrement du printemps. Rousseau céda, entra, fut séduit, conquis.

Le 9 avril 1756, il venait s'établir à l'Hermitage. Mme d'Epinay a joliment et finement croqué ce pittoresque déménagement. Elle-même voulut procéder à l'installation. Le matin, elle avait envoyé à la porte de Rousseau, rue de Grenelle, en face de la rue des Deux-Ecus, à l'hôtel du Languedoc, tenu par la veuve Sabi, et où il logeait depuis sept ans, une charrette, accompagnée d'un de ses gens. M. Luisant, précepteur de son fils, monta à cheval de bonne heure pour faire tout ranger à l’Hermitage et la ramener au château de la  Chevrette. A dix heures, elle alla prendre Rousseau dans son carrosse, lui et ses deux gouvernantes, c'est-à-dire Thérèse Le Vasseur et sa mère. Celle-ci était une femme de soixante-dix ans, lourde, épaisse et presque impotente. Le chemin, des l'entrée de la forêt, était impraticable pour une berline; II fallut donc faire clouer de forts bâtons à un fauteuil, et porter à bras la mère Levasseur jusqu'à l’Hermitage. (…)

le château de la Chevrette, à l'époque des faits


Le 15 décembre 1757, vingt mois après cette installation a l'Hermitage, dont il a décrit si poétiquement la lune de miel, dont il a raconté si pathétiquement les chagrins et les déceptions, Rousseau quittait ce séjour charmant et funeste, brouillé .avec Mme d'Epinay, avec Grimm, avec Diderot, avec Saint-Lambert, ne gardant d'amis que Duclos, destiné à ne revoir que deux fois Mme d'Houdetot, la châtelaine d'Eaubonne, et à ne revoir jamais la châtelaine, de la Chevrette, et accusé par tout le monde d'ingratitude et d'insociabilité.

Le procès s'est continué devant la postérité et s'y plaide encore. Si quelques-uns ont volontiers condamné Rousseau, qu'il est de mode aujourd'hui de dénigrer, il en est d'autres, et nous sommes du nombre, qui trouvent sévère jusqu'à l'injustice le réquisitoire implacable de M. Saint-Marc Girardin, et qui sont tentés, après avoir lu les deux dossiers : les Confessions et les Mémoires de Mme d’Epinay, de plaindre Jean-Jacques plus que de le blâmer et de trouver qu'il n'y eut pas moins de torts du côté opposé que du sien.

Ce qu'on ne dit pas, c'est que si Mme d'Epinay était bonne, elle avait aussi ses moments d'humeur et d'exigence que si elle était vraie, elle n'était pas franche ; que Rousseau ne tarda pas à reconnaître qu'on comptait de sa part pour prix du service d'une hospitalité qu'il n'avait acceptée qu'à la condition d'être indépendant, des complaisances peu conciliables avec son caractère aigri par un travail souvent ingrat,par les, misères et les disgrâces de son intérieur, par les maux de foie et de vessie, qui rendent si,facilement atrabilaire.
(ndlr : partisan de Rousseau, l'auteur s'appuie ici sur le commentaire apporté par le Genevois dans les Confessions, qu'il prend au pied de la lettre)

II faut considérer enfin et surtout que, tout en étant un philosophe, Rousseau ne l'était point de la façon athée, matérialiste,cynique, courtisane et mondaine dont l'entendait  la coterie holbachique son déisme éloquent et sa morale républicaine offusquaient des sceptiques spéculatifs qui n'allaient pas au delà d'un certain idéal tranquille de rénovation, et que faisait frémir le mot de démocratie (…)
(Sur cette question, on peut préférer l'interprétation de Benoît Mély - voir ici)

Rousseau, pour ce monde-là, le monde où régnait Grimm, où Diderot tonnait ses oracles,était à la fois trop susceptible et trop honnête. Là fut son malheur et son honneur.

Voila pourquoi il quitta toujours pauvre, toujours lier, toujours mécontent, et condamné par une cruelle expérience à de croissants ombrages, l'Hermitage pour aller à Montmorency, et, pour le commerce des vrais grands seigneurs, les Luxembourget les Boufflers, où il  ne trouva que protection, celui des encyclopédistes, où il n'avait trouvé que persécution.

Ajoutons qu'il faut aussi, dans ce brusque départ, cet exil volontaire,  faire, pour être tout à fait juste et vrai, la part du dépit ,que l'amour passionné de Rousseau pour Mme d'Houdetot avait causé à Mme d'Epinay, et du dépit qu'il ressentit lui-même de l'échec de cette passion si féconde pour son esprit, si stérile pour son cœur, si funeste pour son repos.

(à suivre ici)

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