mardi 20 juin 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle (10)


Grand quotidien fondé par Emile de Girardin, La Presse consacre en décembre 1875 un long article à Louise d'Epinay.
En voici la conclusion.




De là, quand Saint-Lambert, absent, fut averti, à l'armée, par une  lettre anonyme, des tentatives usurpatrices de son ami, le soupçon injuste et injurieux qui fit attribuer cette dénonciation déloyale à Mme d'Epinay, quand il eût peut-être mieux fait d'en accuser Thérèse, ou plutôt de n'en accuser personne que lui-même, que les témérités et les indiscrétions de ces quatre mois de vie à deux, menés entre Mme d'Houdetot et lui en plein soleil, à la vue de tous, jusque sous les fenêtres du château, avec une naïveté innocente qui parut facilement une effronterie coupable. (ndlr : difficile d'exonérer Louise, qui était la seule à savoir tout ce qui se passait dans la vallée de Montmorency cet été-là. Thérèse, ne l'oublions pas, était bien incapable d'écrire à Saint-Lambert)
Louise d'Epinay
De même, quand Rousseau se persuada non sans raison peut-être, que Mme d'Epinay vouIait le forcer à l'accompagner à Genève pour se recommander de sa présence, et triompher de ses bienfaits d'une façon qui, dans son pays natal, en pleine république bourgeoise et puritaine, n'eût pas été sans inconvénients et sans humiliation pour Rousseau, celui-ci fit bien de se dérober à une prétention vraiment abusive; mais il eut le malheur de le faire brusquement, maladroitement. De sorte qu'ayant raison au fond dans ces deux affaires, au moins autant que Mme d'Epinay, il mit les torts de son côté par les formes.
Mme d'Epinay fut punie d'ailleurs par où elle avait péché. A partir de 1759 ses Mémoires s'arrêtent. Rousseau parti, elle n'a plus rien à dire à la postérité (Précisons qu'elle ne s'adressait pas à la postérité, mais à son amant Grimm parti aux armées). Grimm l'a peu à peu environnée, enveloppée, subjuguée. De concert avec Diderot, il l'a attelée, non à la tâche de l'Encyclopédie, trop forte pour elle, mais à celle de la Correspondance, son caquetage de caillette spirituelle. Elle a dégagé le peu de philosophie dont elle s'est imbue au commerce de ce dernier amant et de ce dernier ami, dans deux opuscules imprimés à Genève sur les presses d'amateur de son ami Gauffecourt : Mes moments heureux et Lettre à mon fils, petit chosier littéraire et moral dont la rareté faisait le principal mérite avant la nouvelle et récente édition dont on lui a fait l'honneur, en 1869, avec une piquante et maligne introduction due à la plume de M. Challemel-Lacour. (Ecrit au XIXè, ce jugement sur un ouvrage féminin n'a rien de surprenant...)
Fut-elle, depuis lors, bien heureuse ?
C'est ça qu'on ne sait pas. Toujours est-il qu'elle eut le bonheur qu'elle avait mérité, et que ce bonheur n'eut pas d'histoire. Elle eût peut-être préféré être malheureuse et qu'on en parlât. On n'a pas en vain sacrifié sa pudeur à la publicité. Mais la douce et discrète tyrannie de Grimm n'était pas de celles qui comportent d'incidents tragiques ou de dénouement scandaleux. Elles ne finissent qu'avec la vie du tyran ou de la sujette.
En 1783, la lampe près de s'éteindre jette un suprême éclat. Mme d'Epinay, comme nous l'avons dit, l'emporta, au premier concours académique d'utilité morale sur Mme de Genlis, autre célèbre gouvernante, et sur Berquin, pour ses Conversations d’Emilie. Elle n’était plus riche ; son mari, en 1762, avait été rayé, avec M. de la Popelinière, de la liste des fermiers généraux, à cause du scandale de ses prodigalités. Il avait à peu près dévoré les deux millions de sa fortune et les quinze mille livres de rente dont jouissait sa femme avaient été fort écornées. Elle avait dû marier sa fille, en 1764, à M. de Belsunce. Elle avait du laisser la Chevrette à son gendre qui, avant d'émigrer, fit jeter bas ce petit château, avec le projet sans doute, qu'il n'eut pas le temps de réaliser, de le reconstruire. Elle avait dû quitter le vieil hôtel de famille, rue Saint-Honoré, pour habiter successivement la rue Sainte-Anne, puis le Palais-Royal, la rue Graillon et la rue Saint-Nicaise, enfin, rue de la Chaussée-d'Antin, la maison que Necker occupa en 1789.

le "petit château" en question
 
C'est là qu'elle mourut le 15 avril 1783, à l'âge de cinquante-sept ans, suivant à un an près dans la tombe son mari, décédé à cinquante-huit ans, le 16 février 1788, au milieu des restes d'une société éclaircie, des débris de sa fortune, utilement augmentés des secours de l'impératrice Catherine II, au milieu des cendres de cet amour éteint, devenu une tiède et décente amitié. Grimm qui avait demeuré auprès d'elle jusqu'à ce moment, la pleura décemment, et fit l'éloge de ses ouvrages, n'indiquant que sous ce titre dédaigneux « d'ébauche d'un long roman » ces Mémoires si curieux, si précieux pour l'histoire de la société et de la femme au dix-huitième siècle, et l'Histoire d'une partie de la vie de Rousseau. C'est à ces Mémoires, qui ne sont pas un chef-d'oeuvre, mais où il y a des pages exquises, des révélations piquantes, et la plus sincère concession, à travers bien des réticences,qui soit échappée à une personne de son sexe, que Mme d'Epinay doit une place dans notre littérature. Elle l'y occupe en dépit de Grimm, son dernier amant, qui ne se souciait pas qu'elle devînt célèbre à ses dépens. Elle l'y occupe, surtout grâce à cette liaison avec Rousseau et aux nombreuses pages qui la concernent dans le chef-d'œuvre de ce grand homme, malheureux qu'elle eut le tort, regretté sans doute par elle plus d'une fois, de sacrifier à Grimm et de chasser de l’Hermitage.

Fin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...