mercredi 1 novembre 2017

Florence Gauthier à propos du droit naturel (2)


Entretien avec Florence Gauthier (historienne Paris Diderot)

 (lire la première partie ici)
 


– Pendant la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?
Florence Gauthier – Un des premiers actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Or, on vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne direction : une grande espérance renaissait.
Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.
Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.

Mais la seigneurie commença par refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution, jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-, qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792. 
Une République démocratique à suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante, la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.
Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire. Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.

C’est ainsi que la Montagne fut portée au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.
La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la nécessité de les défendre.

Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété des biens matériels.
Robespierre s’inspire de la riche tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin 1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des prix provoquait des disettes factices, car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :
« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » 
On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.
Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière » 
Robespierre précise les conditions de l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité. L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.
Le sacré dans cette société politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée. Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la distribution politique des propriétés privées.
A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou « despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante actualité…
Robespierre
Dans son Projet de Déclaration des droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée, les voici :
« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »
La propriété des biens matériels relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un service à la société.
« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. »
La réciprocité du droit caractérise la notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.
« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »
Les conditions éthiques de l’exercice du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.
Enfin, « Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral » 
La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit de crimes contre les droits naturels de l’humanité.
« La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles »
On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».
Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.
La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante actualité :
« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? ».

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